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HENRI LAVEDAN

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Nocturnes

ERNEST KOLB, EDITEUR

Nocturnes

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Mam'zklle Vertu.

Lydie (4* édition).

Sire (4^ édition).

Inconsolables.

La Haute (i3'' édition).

Petites Fêtes (9^ édition^

THEATRK

Une Famille, comédie en 4 actes en prose (Co- médie-F'rancaise) : i vol.

EMILE C 0 M N 1 M r R 1 M E R 1 E D E L A G N V

HENRI LAVEDAN

Nocturnes

PARIS

ERNEST KOLB, ÉDITEUR

8 RUE SAINT- JOSEPH, 8

Tous droits réservés

Univers/fa „-

ti BIBLIOTHECA |

A HENRI MEILHAC

Grand' Croix de l'Esprit Parisie.

H. L.

SORTIE DE BAL

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SORTIE DE BAL

RENÉ FRESNAY, vingt-six ans. JACQUES DE ROUILLE, vingt-deux ans. PAUL CABARIOT, dix-huit ans.

Rue de Lisbonne. Deux heures du matin. Les trois jeunes gens sortent d'une maison dont le second étage étincelle. Longue file de voitures.

René Fresnay. Marchons-nous un peu?

Cabariot. Ça colle. Marchons.

De Rouille. Nous faisons un bout de che- min ensemble?

Fresnay. Oui, nous nous quitterons au boulevard.

De Rouille. Beau temps. C'e^t de la gelée.

NOCTURNES

Cabariot. Un temps à maîtresse. D'abord, on pourrait peut-être en griller une, mainte- nant que...

De Rouille. Ma foi, oui. {Ils allument des cigarettes.) Ah ! quand est-ce donc qu'on fu- mera dans le monde î Pas avec les femmes, soit, mais à côté.

Cabariot. Sur le balcon.

Fresnay. Au mois de janvier? Tu di- vagues.

Cabariot. Ça viendra. Et on ne s'arrê- tera pas là. Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée? Oui. Eh bien, je ne suis pas fâché d'être sorti de là-dedans, moi.

De Rouille. Peuh!

Cabariot. Et vous, Fresnay? Vous n'ou- vrez pas la bouche.

Fresnay. Je vous écoutais. Moi, je trouve que la maison nous étions ce soir est une maison très agréable.

Cabariot. Vous n'allez pas vous moquer de moi? J'ai déjà dix-huit ans, je débute dans ma dix-neuvième, ça n'est pas de cette après- midi que je m'habille, et que je vois le monde, eh bien, le monde... vous m'avez saisi?

NOCTURNES

Fbesnay. Vous ne l'aimez pas ?

Cabariot. Plein partout j'en ai! Non, mais... non, je n'en reprends plus! C'est à crier : complet! tellement ça me... Les nerfs, quoi !

Fresnay. Vous êtes nerv...

Cabariot. Si je le suis ! Dix fois plus que papa. Au point qu'il se demande parfois si je pourrai supporter la Bourse comme lui.

Fresnay. Mon Dieu, vous ferez autre chose.

Cabariot. Autre chose ! Ah ça, vous êtes fou?

De Rouille. Moi, je ne déteste pas Ib monde à ce point. Seulement, dame ! j'en laisse, parce que tout le temps...

Cabariot. Parbleu ! faut se faire une raison.

Fresnay, à Cahariot. Vous n'avez pas de sœur, n'est-ce pas?

Cabariot. Jamais de la vie ! Pourquoi me?...

Fresnay. Rien.

Cabariot. Non, non, non! Fils unique je suis, le beau fils unique à son père. Ah ! pour

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NOCTURNES

ça, je ue peux pas dire qu'il m'embête, le mien! Si jamais, moi, j'ai des enfants crai- gnons-le — je les élèverai un peu plus serré. Pas envie qu'on me manque de respect.

De Rouille. Nous ferons comme nous Tentendrons. Avec qui avez-vous dansé ce soir ?

Oauariot. Un peu avec toutes. On prend ce qu'il y a.

De Rouille. Il y en avait d'assez jolies.

Oabariot. Je ne les ai même pas regar- dées. S'il fallait faire attention à la pomme de ses danseuses...

De Rouille. Moi, j'ai regardé ; il y en avait de jolies.

Oabariot. Non.

De Rouille. Je vous demande pardon.

Oabariot. Non. Parce qu'elles ont les bras, et puis tout ça... nu autour, comme quand on se couche... c'est blanc... alors vous croyez... mais les jeunes filles ne sont jamais , vous m'entendez bien, jamais jolies. Beaucoup trop tôt! Dieu sait si j'en vois sur les parquets, s'il m'en passe par les gris-perle, j'en ai pas

NOCTURNES

trouvé une qui m'ait donné un coup de poing... là, vrai. Parole ! J'attends toujours,

Fresnay. C'est peut-être pour un de ces soirs. Vous désespérez pas.

Cabariot. Ça m'étonnerait.

Fresnay. Mais pourquoi allez-vous dans les bals, si ça vous ennuie ?

Cabariot. Pour me faire voir, pour qu'on apprécie ce que je vaux, et puis surtout pour les mères, les mères calées. Un jeune homme qui ne va pas dans le monde avec Pidée fixe, la préméditation de s'y marier le mieux, le plus richement possible, est un pur niais. Perd son temps. Faut rien perdre.

De PtOuiLLE. Cependant si on aime à danser?

Cabariot. H y a des endroits, des mo- ments pour ça. Le soir du 14 juillet.

Fresnay. Vous n'êtes pas sérieux.

Cabariot. Jure que si. Nous sommes entre hommes, pas de pose à faire. Qu'est-ce que c'est qu'un bal? Un marché, une exposi- tion de jeunes filles. Je viens, je regarde, je compare, je prends la taille, je me rends compte... Bon. Rentré, je vais trouver mon

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paternel, ou la maternelle, est-ce que je sais? la famille enfin, et je dis : « Voilà, j'ai remar- qué la petite une telle, qui m'irait. » Si on me répond : Grosse fortune, belle position, je dis : Trottez. On fait alors des ouvertures aux parents de la personne, on leur apprend que je l'aime, que je parle deux langues, que j'aurai trois cent mille du côté de mon oncle, etc. Et ça s'arr mgo.

De Rouille. Ou ça ne s'arrange pas.

Cabariot. Évidemment, La Palisse ; mais ça n'enlève rien à mon idée : que les bals sont des foires, des foires à mariages.

De Rouille. C'est un peu vrai.

Cabariot. Quand je vous le dis. Ça crève les yeux. Est-ce que c'est amusant, un bal, voyons, là, bien entre nous? A pleurer. Vous trouvez ça drôle les pauvres petites, toutes en clavicules, qu'on fait tourner? Et ce qu'elles salissent, entre parenthèses! Dix paires de gants j'use, par soir. Non c'est pas sérieux. On ne peut rien leur dire, elles ne peuvent rien nous dire. Elles sont là, qui tremblent, ou bien alors, dès qu'elles ont de l'aplomb et un peu.. . de cartouche, on ne peut être qu'à moitié in-

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convenant avec elles ; la partie n'est plus égale.

De Rouille. Oh 1 je sais que j'ai horreur de celles-là.

Cabariot. ~ C'est comme qui dirait : des jeunes filles séparées.

Fresnay. Mais il y en a d'autres, des charmantes. Je suis désolé de n'être pas de voire avis, cependant...

Cabariot. Étes-vous jeune, mon pauvre ami ! Comment...

De Rouille, à Cabariot. Laissez-le parler.

Cabariot. Oui, allez.

Fresnay. Que voulez-vous ! Je le dis comme je le pense. Moi, le hal m'amuse, il me fait plaisir, un plaisir à part, il me donne même de l'émotion, une certaine... je ne trouve pas le mot, ce n'est pas mélancolie, non, c'est...

Cabariot. Nous sentons, nous sentons. Après.

De Rouille. Sans doute, oui, il y a cela, il faut le reconnaître.

Fresnay. Ce n'est pas non plus de l'atten- drissement, et pourtant c'est bien près d'y res-

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sembler... Enfin, je suis peut-être très bête, j'ai de la tendresse et de la compassion... Cabariot. Elle est bien bonne ! Fresnay. —...pour toutes les jeunes, filles dès que j'entre dans un bal. Je me dis : les- pauvres petites qui sont toutes là, les gentilles, les laides...

Cabariot. Pas dommage ! Il avoue qu'il y en a de laides...

De Rouille. Ah ! comme des jeunes gens aussi, écoutez?

Cabariot. Moins. Et puis nous avons la moustache, nous. C'est pas rien.

Fresnay. ... Les gentilles, les laides, les riches, les sans dot, les bien habillées, les mal fichues, penser que c'est des femmes de demain, des veilles de maman, que ça aura des maris, des entants, des scènes, que ça pleurera, que ça vieillira.

Cabariot. C'est du sentiment, mon bon, toutes ces affaires-là.

Fresnay. Je veux bien. Je pense, qu'il y en a, parmi toutes celles qui sont assises sur leurs chaises dorées de Belloir, qui seront malheureuses, mais malheureuses !

>rOCTLRNES

Cabariot. Ça s'est va.

Fresnay. Et puis oh ! je ne le cache pas non plusl qu'il y en a d'autres qui ne vaudront pas cher, qui tromperont leurs maris.

Cabariot. Sans doute, les serins. Bien fait pour eux. voulez-vous en venir?

Fresnay. Mais à rien, à cela seulement qu'on peut très hien aller dans le monde, sans arrière-pensée de mariage, d'intérêt, et y trouver un certain agrément. Tout ça dépend des maisons, des êtres, de bien des circons- tances...

Cabariot. Allons donc! partout la même chose, partout les mêmes jeunes filles, les mêmes danseurs, car il faut danser, il fauti On ne nous fait venir que pour déplacer ces demoiselles. Est-ce sur l'intelligence, le... les capacités, valeur personnelle, patati, qu'une maîtresse de maison?... Je t'en fiche! Sur les jambes, oui. M'sieur un tel : rudes fémurs! Alors on le demande partout. On finira par nous louer. C'est fort, mais c'est comme ça!

De Rouille. Maintenant il faut bien dire aussi qu'il y en a de ceux-là qui sont invités pour leurs jambes, qui ne le seraient pas...

12 NOCTURNES

Fresnay. Pour leur bol de cerveau.

De Rouille. Dame oui!

Cabariot. C'est vrai. Mais, quand on a les deux comme m..., comme nous, on aimerait à être fixé. Nous ne sommes pas des cruches, Dieu merci! toas les trois. Nous sommes des jambes, tant qu'on voudra, mais des jambes qui pensent.

De Rouille. Et qui dépensent.

Fresnay. Sur ce joli mot je vais vous dire bonsoir.

De Rouille. Non?

Fresnay. Rue Chauveau-Lagarde... me voilà tout près de chez moi.

Cabariot. Venez donc? Tasse de cho- colat quelque part. Fameux chocolat, bien épais.

De Rouille. Rien qu'une petite minute? Non. Pas pour aujourd'hui?

Fresnay. Merci. Non. Il faut que je me lève de très bonne heure demain matin, pour aller à mon usine. Sept trois quarts, à La Chapelle.

Cabariot. Bigre !

NOCTURNES 13

De Rouille. C'est juste, j'oubliais. Vous êtes ingénieur, vous.

Cabariot. Comme dans Ohnet.

Fresnay. Poignée de mains. Assez flâné. Bonsoir. {Il s'en va.)

Cabariot. A un de ces jours!

De Rouille. Il est gentil, Fresnay.

Cabariot. Un peu sermon, un peu ton- sure. 11 a été stupide, voyons, avec sa senti- mentalité à propos du bal ?

De Rouille. Vous dis pas. Mais cepen- dant, il y a dans ce qu'il racontait un je ne sais quoi, que, pour ma part, j'ai éprouvé assez souvent.

Cabariot. Vous aussi, je vois, vous êtes sensible. Faut pas être sensible, mon cher, pour aller dans le monde. C'est comme pour être dompteur.

De Rouille. Vous avez raison, mais j'ai éprouvé ce qu'a dit Fresnay.

Cabariot. Sans doute ; moi aussi dans les commencements... quand on monte... par- don, quand on danse pour la première fois. Mais celui-là se perd aussitôt, et aussi vite que l'autre, allez ! Non, croyez-moi, je suis

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votre cadet. Je suis moins rassis que vous. Le bal, c'est pas autre chose qu'une suite des études, un complément de l'instruction, de l'éducation. Ça continue le Lycée pour nous, et le Catéchisme de Persévérance pour elles. Faut faire ça comme on va à des cours, avec la préoccupation constante du ma- riage à ne pas rater, le beau mariage, le ma- riage boules blanches, car le mariage c'est le bachot de la vie ! Eh bien, dès qu'on s'est entré ça dans la tête, alors on voit clair au bal, on en saisit la portée, on en calcule l'in- térêt pratique... Mais prendre ces glissades pour un plaisir, argent comptant... et puis valser, s'apitoyer, et rentrer après dans sa petite usine, comme Fresnay, non, ça... c'est par trop javanais î

De Rouille. Oui... Ce que vous dites est très curieux. Ils se trouvent devant un restau- rant de nuit du boulevard.

Cabariot, ralentissant le pas. Entrons- nous ? ou ailleurs...

De Rouille. Pas grand'faim. Moi, voyez- vou'î, je ne ferai qu'un reproche, un grand reproche au bal; c'est le métier de dupe que

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le jeune homme impressionnable y joue. Je m'explique. Je suis présenté aune jeune fille dans un salon... je danse une série avec elle... peu à peu me plaît ; j e crois que mes assiduités ne lui sont pas non plus... Je fais des frais. On se dégèle. Je lui demande le cotillon... Accordé ! Je retiens à l'avance dans un bon coin deux chaises, loin des mères... Tout marche. Au bout d'une heure ou deux, elle est presque naturelle ou pas du tout, peu importe, enfin nous nous sentons devenir amis. Elle est d'une coquetterie ingénue, enfantine, délicieuse, je ne vous froisse pas en disant délicieuse ?

Gabariot. Terminez, j'attends la suite.

De Rouille. La nuit s'avance, le cotillon s'échauffe, nous parlons beaucoup. On se laisse aller un peu de part et d'autre. Nous voilà gris bientôt, mais moi juste à point, assez pour m'apercevoir qu'elle l'est tout à fait.

Gabariot. Le bal a ses pochards, c'est connu.

De Rouille. Elle s'abandonne toute... ses cheveux... sa taille, les fleurs de son cor- sage... Elle ne s'assoit plus sur sa chaise.

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après chaque figure, mais elle y tombe, comme si elle se réfugiait près de moi. Les mères sont découragées de surveiller. On se dit, en perdant la tête : « Pas possible, je vais la tutoyer. » Que c'est amusant!

Cabariot. Dépend des goûts !

De Rouille. Et puis, les rondes finales commencent à écheveler les nattes et les jupes, la gentille petite est partie à fond, elle ne connaît plus que vous, son regard vous quête, sa main se tend, vous appelle, vous saisit, vous serre, elle vous donne spontanément une rose qui tombe de sa nuque... Elle est à vous, n'y a pas, elle est à vous... On rêve des choses... Là-dessus tout s'arrête, la musique se tait, les mères se lèvent, une personne écarte un rideau, pan! le jour entre...

Cabariot. Le sale jour... hein! qui flanque mal au cœur aux bougies...

De Rouille. C'est fini... On se trouve dans l'antichambre, en paletot, les uns en face des autres, anéantis... et la gentille, à votre long et dernier regard, ne renvoie qu'un court et glacé machin de tête... avec un petit air de poule. Elle s'est reprise en enfilant sa sortie

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de bal. ..connaît plus personne. ..ilne s'est rien passé... Eh bien, ça, cette... qui vous tombe là, brusquement, c'est pénible, très pénible.

Cabariot. Coupe bras et jambes.

De Rouille. Encore, ça...

Cabariot. Sans compter aussi, oui, que, si on a fait la bêtise de trop se monter...

De Rouille. On est joli! Rentrer chez soi, à jeun... Dame non! Et d'un autre côté... pouah!

Cabariot. Je sais bien, mais n'y a pas de milieu. A moins...

De Rouille. A moins quoi?

Cabariot. A moins de faire ce que je fais. Je suis très prévoyant moi, la prévoyance même je suis. Aussi je...

De Rouille. Dites donc.

Cabariot. Je me déprime avant. Voilà.

De Rouille. Pour n'avoir pas à vous réprimer après.

Cabariot. Vous devinez tout.

De Rouille. Et, vous n'arrivez pas fa- tigué un peu ?

Cabariot. Léger, au contraire. Frais comme l'œuf à la coque 1

18 NOCTUPNES

De Rouille. Compliments.

Oabariot. Non. C'est comme les heures des repas. Question d'habitude.

De Rouille. Moi, je ne pourrais pas.

Cabariot. Essayez. Vous m'en direz des nouvelles.

De Rouille. Possible. {Un silence.) Eh bien, quand se revoit-on ?

Cabariot. Un de ces soirs. Mardi, chez madame d'Aprecourt ?

De Rouille. Entendu. Vous y allez donc?

Cabariot. Vous savez bien que je vais partout.

De Rouille. Sa nièce est belle à madame d'Aprecourt, hein ? quelque chose d'andalou...

Cabariot. Oui. Elle a delà banderille. En ce cas, bonsoir.

De Rouille. Bonsoir.

Cabariot. Vous restez pas encore cinq minutes avec moi?

De Rouille. Non. Je vous dirai que... Je crois que j'ai une idée.

Cabariot. Faut pas la perdre. Faut rien perdre.

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De Rouille. D'autant que c'est à deux pas... Alors...

Cabariot. Bon appétit.

De Rouille. Je ne vous demande pas de m'accompagner.

Cabariot. Trop gentil. Ça ne m'amuse plus.

De Rouille. Au revoir!

Cabariot. A mardi ! [Ils se séparent.)

Cabariot, hélant un fiacre. Psst !

Le cocher, s'arrêtant au ras dit trottoir. Voilà.

Cabariot, s' adressant à une pauvresse qui vient de Vahorder, un enfant dans les bras. Fichez-moi la paix I

La pauvresse. Misère... morceau de pain... Depuis trois jours...

Cabariot. Tenez ! Ne me rasez pas. (Il lui donne une pièce de cent sous.)

La pauvresse. Merci, mon bon monsieur. Ça vous portera bonheur pour vot' mariage.

Cabariot. Vous dites tous ça \{Au cocher.) Cocher, dix-sept, avenue Friedland. Portière. Glace levée.

II

TOURMENTS

II TOURMENTS

LE PÈRE, cinquante-huit ans. LA MÈRE, quarante-neuf ans.

Quatre heures du matin, en hiver. Rue Pierre-Charron, au second. Dans la chambre à coucher du père.

Le Père, qui se dresse sur son séant, croyant avoir entendu frapper. Quoi!... Qui est là?.

La Mère, à mi-voix, derrière la porte. C'est moi,., moi...

Le Père, toujours de son lit. Comment I c'est toi! [Il se lève, allume, va ouvrir sa porte fermée à clef.) Tu es malade ?

La Mère, en robe de chambre, en coiffure de

OA

NOCTURNES

nuit, les pieds nus dans ses pantoufles, un bou- geoir à la main. Non .

Le Père, en chemise. Qu'ya-t-il?

La Mère. Je suis fâchée de te réveiller. Mais, figure-toi... il n'est pas encore rentré !

Le Père. Quelle heure est-il donc?

La Mère. Quatre heures passées !

Le Père. Non ? Ça n'est pas possible. Quatre heures, et il n'est pas...

La Mère. Je viens de sa chambre. Son lit est intact. Depuis minuit je me retourne... je ne peux pas fermer l'œil...

Le Père. Ma pauvre femme!

La Mère. J'étais tellement malheureuse, que je suis venue te trouver. Mais recouche- toi, tu vas attraper froid.

Le Père. Oh ! oh ! oh ! (tandis qu'il grimpe dans son lit.) Veux -tu que je te dise?

La Mère. Ça passe les bornes.

Le Père. Il faudra prendre un grand parti, décidément.

La Mère. Lequel ? Le Père. Je ne sais pas, mais je le pren- drai, je vais y songer. Dès demain. Voilà quoi?

NOCTURNES Zo

trois fois depuis quinze jours qu'il nous fait ce coup-là ?

La Mère. Trois fois, oui. Mais jamais encore il n'était rentré si tard.

Le Père. Il va bien.

La Mère. S'il savait, le malheureux en- fant, les inquiétudes dans lesquelles il nous met !

Le Père. Oh ! ce n'est pas ga. Moi, pour être inquiet... non ; seulement...

La Mère. Tu penses, vraiment, qu'il ne peut rien lui arriver?

Le Père. Allons donc !

La Mère. Les rues sont si peu sûres. Il va peut-être dans des quartiers... j'espère que non... mais, mal fréquentés... L'autre jour encore, le Figaro racontait...

Le Père. Et puis, tant pis pour lui. S'il recevait une fois une bonne raclée, ça lui ôte- rait peut-être l'envie de courir, pour un bout de temps. Un pt'it monsieur...

La Mère, qui prête l'oreille. Chut I... Ecoute donc... j'ai cru...

Le Père. Oh! tu peux être tranquille, va ! Maintenant, il ne rentrera qu'à six heurcif ,

2

26 NOCTURNES

je le parierais... Un p'tit monsieur qui a tout... pour lequel on fait tout !...

La Mère. C'est vrai enfin, nous sommes très bons pour lui.

Le Père.— Trop bons! Mais c'estuneleçon... et puis qui de son côté ne nous donne que des tracas et du tourment. Si encore il travaillait, tout en s'amusant. . . Appliqué, bien à son af- faire... on pourrait peut-être fermer les yeux. Un garçon qui vous dirait' « Eh bien oui, c'est possible, je découche... mais vous pouvez m'interroger... code civil, code pénal, droit romain... du haut en bas, et pais vous pouvez aussi aller voir mon répétiteur, je ne crains rien. » Mais il n'y a pas de danger !... Veux- tu pousser la porte, s'il te plaît? il vient un froid de loup. [Elle la ferme.) Merci... il s'en faut joliment! Il ne fait rien de rien... Pas plus tard qu'hier, tiens, j'ai reçu une lettre de monsieur Bernard... je te la montrerai.

La Mère. Tu ne m'en avais rien dit.

Le Père. Pour ne pas te bouleverser.

La Mère. Ça ne va pas ?

Le Père. Il est archi-mécontent, mon-

I

NOCTURNES

sieur Bernard! Et si ce n'était par égard pour nous, il le renverrait.

La Mère. Non ?

Le PÈRE. Textuel. Jeté ferai voir lalettre. Des quatre jeunes gens qui se préparent avec lui au même examen, Pierre, m'écrit-il, est celui qui se conduit le plus mal... Le plus mal.

La Mère. Si encore on disait : « C'est l'in- telligence qui lui manque. » Mais non.

Le Père. Il arrive en retard, continuelle- ment en retard ; c'est une règle. Il ne prend pas de notes... il dessine des bonshommes sur ses cahiers, lit des romane, ou bien il dérange les autres... Sans parler des joursoù il manque la leçon... oh! avec beaucoup de calme. Et nous, pendant ce temps là... nous payons.

La Mère. C'est décourageant. Oh! je sens... il sera encore refusé la prochaine fois !

Le Père. Mais je n'en ai jamais douté.

La Mère. Quel malheur I

Le Père. Honteusement il sera refusé. Aussi sur comme je te vois.

La Mère. S'il avait un peu d'amour-pro- pre...

28 NOCTURNES

Le père. Ou seulement du cœur... Mais rien. Ah ! je me demande par instant ce que nous en ferons. Si je pouvais l'embarquer sur le premier bateau... je te réponds que ça ne serait pas long. Une fois là-bas...

La Mère qui regarde la pendule. Cinq heures moins vingt. est-il?... Qu'est-ce qu'il peut...

Le Père. Il est avec quelque femme, ma pauvre amie. veux-tu qu'il soit?

La Mère. C'est juste. Et il s'abîme la santé. C'était bien la peine de l'avoir tant soi- gné... Tu te rappelles? après sa première com- munion, au moment de ses vertiges... tout le mal que nous avons eu... comme il était pâ- lol... Toi-même un soir, tu m'as dit (ohl je t'entends, c'était sur la jetée à Dieppe) : « Vois-tu, ma bonne, cet enfant-là, nous ne rélèverons pas ! »

Le Père. Oui... Et voilà le remercîment. nous a-t-il raconté déjà qu'il allait ce soir?

La Mère. Avec des amis.

Le Père. Comme si on était dupe !

La Mère. Le pauvre enfant ! Et il ne se

NOCTURNES 29

doute guère que je suis au courant de toutes ses sottises... Ah ! c'est bien le hasard...

Le Père. Comment ça? Tu sais quelque chose...? Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé?

La Mère. Pour ne pas te troubler. Tu as déjà bien assez de soucis.

Le Père. Dis-moi vite.

La Mère. La semaine dernière, tu te souviens? qu'après être sorti, tout à coup il est rentré, d'un air si drôle...

Le Père. Tout agité... oui, en disant qu'il remontait prendre un mouchoir.

La Mère. Eh bien, il avait laissé tomber une lettre dans l'antichambre...

Le Père. Que tuas trouvée?

La Mère. Oui.

Le Père. —Tu l'as?

La Mère. Dans mon secrétaire.

Le Père. Qu'est-ce que c'est que cette lettre ? Qu'est-ce qu'elle dit ?

La Mère. Tu verras, je te la montrerai.

Le Père. Tout à l'heure tu iras me la chercher, veux-tu ? Continue.

La Mère. Je l'ai lue... je Tai dévorée... tu comprends... ça m'a révolutionnée... ma

2.

30 NOCTURNES

tète travaillait... je voulais tout savoir... Alors, à force d'essayer... j'ai fini... mais tu ne vas pas me gronder?

Le Père. Achève donc.

La Mère. J'ai fini par découvrir que la clef du meuble en laque du salon ouvrait le haut du bahut il enferme toutes ses affai- res.

Le Père. Et naturellement, en son ab- sence, tu as ouvert et tu as regardé ?

La Mère. Oui... Est-ce que?

Le Père. Je n'aime pas beaucoup ça... Les clefs... je ne suis pas très partisan... C'est comme de décacheter les lettres... Si tu m'a- vais demandé avant...

La Mère. Comment! moi, la mère!...

Le Père. Non, je t'assure... tu n'es pas dans le vrai. Nous en reparlerons à tête repo- sée. Et après? Qu'y avait-il dans son meuble?

La Mère. Deux ou trois autres billets...

Le Père. Que tu as lus ?

La Mère. Mais dame oui...

Le Père. C'est bon. Je ne te fais pas de reproches, je te demande. Et puis ?

La Mère. ... Un ruban rose, une paire de

NOCTURNES 31

gants de suède, un mouchoir brodé d'un B, un mauvais petit mouchoir très laid. ..je ne sais plus moi... ah ! et un médaillon avec une mèche de cheveux rouges... Tout ça m'a fait bien du mal.

Le Père. Et c'esttout ?

La Mère. Est-ce que tu trouves que cane suffit pas ?

Le Père. Grandement.

La Mère. Non, je le savais léger. Mais ja- mais je n'aurais cru ça de lui !

Le Père. Ce n'est pas faute de te l'avoir dit. On doit s'attendre à tout de la part des en- fants. Les parents qui n'en ont pas ne con- naissent pas leur bonheur !

La Mère. Que sait-on? C'est bien triste aussi, va. Quand on vieillit...

Le Père. Enfin, il y a quelque chose de plus simple que tout ça: c'est d'avoir des en- fants qui vous donnent un peu de satisfaction. On ne leur demande pas d'être des aigles... mais de faire tranquillement leur petit che- min. Pas bien sorcier : « Qu'est-ce que tu veux? Qu'est-ce qui te plaît? Saint-Cyr? Polytech- nique? Dis-le, travaille et marche. » Tandis

32 NOCTURNES

qu'au lieu de ça, non, il faut gaspiller sa jeu- nesse, l'argent de ses parents, s'occuper à des rubans, des gants de Suède... un tas de fou- taises! Oh! ces choses-là me font bouillonner I

La Mère. Calme-toi. Tu vas te rendre malade. Cinq heures moins dix !

Le Père. Va donc me la chercher, cette lettre.

La Mère. J'y vais. Et penser qu'il y a des mères qui sont si tranquilles ! (Elle sort.)

Le Père. Il réfléchit, prend sa montre 'posée sur la table de nuit et la remonte. Un vague sou- rire passe et disparaît sur son visage.) Galopin d'enfant ! [Il soupire et repose sa montre.)

La Mère, un papier à la main. Voilà. (Elle le tend à son mari.)

Le Père. Voyons un peu. (// Ut.) « Mon petit Pierrot... »

La Mère. Elle l'appelle comme nous !

Le Père. «Je pense que j'aurai le bonheur de te voir demain, comme il est convenu, à trois heures... (S' interrompant.) C'est bien ça : l'heure de sa répétition !... à trois heures. «J'attends ce moment avec bien de rimpatience car je voudrais toujours être dans tes gentils

NOCTURNES 33

bras chéris qui sont si doux et qui me serrent si fort que je crois toujours que je vais mou- rir de joie et d'extase en pron onçant ton nom que j'adore plus que tout !

La Mère. Quelle honte !

Le Père. Net'affectepas,mabonneamie... Sans doute, quelque modiste... (Reprenant.) « Ah ! oui, mon amour, quand tu m'embrasses, il me passe des frissonnements partout. Je te remercie bien pour ton joli parapluie. Jeanne est furieuse parce qu'elle dit qu'elle voudrait avoir le pareil et que moi je ne veux pas. Je me suis fait un nouveau chapeau qui te plaira, je pense... Je le mettrai la prochaine fois que nous irons au Cirque. Il est rose et noir. Tu sais que tu m'as promis, quand viendra le printemps, de me mener souvent à la campagne, dans les bois...

La Mère. Il finira par s'afficher...

Le Père.— D'ici là... (Reprenant)... «les bois. Nous rapporterons dulilas pour l'appartement. A demain, mon trésor, fais bien attention, brûle cette lettre à cause de ta famille. Je me pends à ton cou et je t'embrasse comme quand nous... »

34 Nocn^RNES

La jMère. Oh ! ne lis pas tout haut cette phrase-là, je t'en supplie. C'est tellement... que... enfin... moi, à mon âge, je n'ai pas com- pris. Qu'est-ce que ça veut dire?

Le Père. —Rien. Des insanités! {Il luirend la lettre.) C'est bon.

La Mère. Je ne m'étonne pas, maintenant , avec cette vie qu'il mène, s'il tombe de fati- gue le matin quand je le réveille.

Le Père. Parbleu ! II est éreinté. lia une mine de chien d'ailleurs depuis quelque temps.

La Mère. Oui, il n'a pas bonne mine, le pauvre petit ! Oh! mais, dis-moi, ces femmes- là... on ne peut donc rien leur faire?... Par ton ami qui connaît un neveu du préfet de police.

Le Père. Tout ce que tu dis ou rien, ma bonne... C'est parler pour parler.

La Mère. Que veux-tu?Je ne sais pas, moi... Je cherche par tous les moyens...

Le Père. J'entends. Mais avant tout il faut être pratique.

La MÈRE. Alors quoi? [Elle regarde lapen^ dule.) Cinq heures et demie. Tu vois?...

NOCTURNES 35

Le Père. Je vois.

La Mère. Qu'est-ce que les concierges doivent penser! Oh! je commence à être tout à fait inquiète. Mon Dieu ! Pourvu qu'un malheur...

Le Père. Ne te fais pas de mauvais sang. Si tard qu'il rentre, ce garnement, ça sera toujours assez tôt, va.

La. MÈRE. Enfin... mon ami, tâche de me comprendre... Toi, autrefois... avant notre mariage... tu t'espeut-être amusé?Lesjeunes gens, on sait ce que c'est. Mais jamais, n'est- ce pas, tu ne rentrais à ces heures-là? Jamais?

Le Père. Ou si rarement... Non. Et puis dans tous les cas, je travaillais, moi, j'avais ma vie à me faire. Je pensais à mon avenir, et je n'avais pas de mouchoirs brodés dans le fond de mes meubles... J'étais tout seul, dans une petite maison garnie de la rue de Rennes, et mes pauvres parents, là-bas, en province, se saignaient pour m'envoyer cent vingt-cinq francs par mois... Je bûchais, je voulais être architecte... J'y suis arrivé. Si j'avais fait comme monsieur mon fils, nous n'aurions pas aujourd'hui" un loyer de huit mille... Ah ! c'est

36

NOCTURNES

très commode, à vingt et un ans, d'avoir une belle chambre, une bonne table... défrayé de tout... des distractions... des plaisirs... les bains de mer oulesmontagneschaqueannée... et puis de fainéantiser. Mais il faudra que ça change. Je lui couperai plutôt les vivres.

La Mère. Et s'il nous fait des dettes ?

Le Père. La porte, dans les cinq minutes.

La Mère. Mais que veux-tu qu'il de- vienne, le malheureux enfant ?

Le Père. Ah ! il s'arrangera. Il fera comme moi, il travaillera. J'ai déjeuné à qua- torze sous, moi, et plus d'une fois. Treize sous sans serviette, quatorze avec... Une petite cré- merie, bleu de ciel... derrière la fontaine Molière... J'irais les yeux fermés... Non, ils ne savent pas assez apprécier, les enfants...

La Mère. Je sais bien que tu as travaillé toute ta vie, mais tout le monde aussi n'est pas doué comme toi... n apas ta... ion courage. C'est tout à fait ma conviction que Pierre a besoin d'être tenu sévèrement, mais il nefaut peut-être pas non plus...

Le Père. Ah ! voilà que tu l'excuses à présent!

NOCTURNES

La mère, Non, je ne l'excuse pas. Je trouve qu'il mérite d'être puni.

Le Père. Il le sera, tu peux y compter. Tu sais que j'avais l'intention de lui faire, pour les vacances, la surprise d'un cheval de selle. Il peut l'attendre, son cheval ! Il n'est pas encore à l'écurie.

La Mère. A moins qu'il ne soit tellement raisonnable...

Le Père. VoiLà la faiblesse!... La fai- blesse ! Tiens, va donc te recoucher. Nous sommes là, nous bavardons, nous ferionsbien mieux de dormir. Et quant à Pierre, je lui réserve pour ce matin...

La Mère, lui imposant silence. Ecoute... Tu n'as pas entendu?... la porte de l'anli- chambre.

Le Père. lime semble que si.

La Mère. C'est lui.

Le Père. Il faut l'espérer. Six heures. Qu'est-ce que je t'avais dit?

La Mère. Ah ! J'ai un poids de moins, tout de même.

Le Père. Va donc voir, de mon cabinet, si la fenêtre de sa chambre est éclairée?

3

38 NOCTURNES

La mère. C'est inutile. Il se couche tou- jours sans bougie.

Le Père. Il pense à tout.

La Mère. Oh! c'est lui. C'est lui.

Le Père. Eh bien, maintenant que te voilà rassurée, va te coucher, va, parce que j'ai un mal de tête fou !

La Mère. Allons, puisque tu me ren- voies... {Fausse sortie.) Dis donc?

Le Père. Encore?

La Mère. Si je passais par chez lui?

Le Père. Pourquoi? C'est tout à fait inutile.

La Mère. Ne te fâche pas. J'aurais voulu voir...

Le Père. Voir quoi? Quelle drôle d'idée!

La Mère. Voir comment il est quand il revient de chez cette... s'il n'est pas changé...

Le Père. -— Sois donc raisonnable. Adieu. Je souffle. {Il sepenche sur sa bougie qu'il s'ap- prête à éteindre.)

La Mère. Plus j'y pense, tu sais, plus je crois qu'il vaut peut-être mieux, demain, n'avoir l'air de rien...

Le Père. Plus tard. Nous en recause-

NOCTURNES 39

rons. Voilà qu'il est jour. Cette fois c'est fini. (// souffle sa bougie et se rejette dans son lit.)

La Mère. Là, là, je m'en vais. [Elle se retire tout doucement sur la pointe des pieds.)

III

MANGER UN MORCEAU

III MANGER UN MORCEAU

ISABELLE DE GANL), la quarantaine. En peau. Diamants

partout. Déjà massiva. MAURICE BOUTARD, vingt-trois ans. L'habit. Blond, l'œil

bleu : un biscuit de Sèvres. LE MAITRE D'HOTEL, comme ils sont tous.

Trois heures du matin. Cabinet à la Maison-d'Or. Isabelle et Boutard viennent de s'asseoir l'un en face de l'autre. Le maître d'hôtel est là. Il attend. Sommelier dans l'ombre.

BouTARD, qui jette négligemment la carte à Isabelle, Voyez. (Les deux coudes sur la table, il frotte Vune dans Vautre ses mains^ et de temps à autre il constate ses bagues.)

Isabelle, qui lit, avec une moue. Est-ce

44 NOCTURNES

que je sais, moi! Ils ne varient pas... C'est toujours la même rengaine.

BouTARD. Réfléchissez. Voyez.

Le MAITRE d'hôtel, confidentiellement cl Boutard. Nous avons un petit aspic...

BouTARD, le coupant. A madame, ra- contez à madame... C'est madame qui décide.

Le MAITRE d'hôtel, à Isabelle. Nous avons un petit asp...

Isabelle. Laissez-moi. Tout à l'heure.

Le MAITRE d'hôtel. Bien, madame.

Isabelle. Quoi? Qu'est-ce que vous disiez?

Le MAITRE d'hôtel. Je proposais l'aspic. L'aspic de bécasses au foie.

Isabelle. -- Eh bien oui, l'aspic. Faites nous avec ça une salade de légumes... beau- coup de tomates. Et puis un peu de viande froide. Ensuite un fruit. Quand nous en se- rons là, nous verrons. Donnez-moi aussi du céleri.

Le MAITRE d'hôtel. Vius?

Isabelle. Champagne pour moi. Du G. H. Le MAITRE d'hôtel. Et monsieur? Boutard. Moi, vous me ferez cadeau

NOCTURNES 45

d'un consommé froid. Après, un œuf poché, au jus. Bien mollet l'œuf, je vous en prie?

Le MAITRE d'hôtel. Mousieur peut y compter.

BouTARD... Et de votre Lafîitte 80. Un peu vite, n'est-ce pas?

Isabelle. Qu'on ne nous dérange plus. Et puis enlevez-moi ce pain-là; je veux du pain Noël. {Elle désigne plusieurs raviers de hors-d'œuvre sur la table.) Vous pouvez aussi... là... nous retirer toutes les petites saletés. (Les ordres sont donnés, exécutés. En deux minutes ils sont servis. La porte claque doucement. Les voilà seuls. Ils mangent en silence.)

BouTARD, après un teynps. Nous sommes peut-être partis un peu trop tôt.

Isabelle. Ah non, par exemple. J'en avais assez de cette fête! Qui est-ce déjà qui nous avait invités? Qui donc donnait ça?

BouTARD. Je ne sais pas bien... C'est-à- dire si... Je sais que c'est pour l'inauguration d'un nouveau cercle... Le cercle Canadien il s'appelle.

Isabelle. Encore quelque tripot. Je

3.

46 NOCTURNES

croyais que ces établissements-là étaient dé- fendus.

BouTARD. Bien sûr, ce sera un claque. Mais la fête était pas vilaine.

Isabelle. Vous trouvez? Il n'y avait que des grues qui riaient aux éclats, qui se pous- saient, qui tutoyaient les hommes. Pas une femme un peu propre, entîn j'entends une femme ayant un chez-soi, un hôtel, une femme connue. Sans doute, j'aime bien les fêtes, mais les fêtes l'on se tient, l'on n'est pas exposée à se rencontrer avec des veaux. Ce n'est pas de la fierté, j-'ai toujours été comme ça. Dites que j'ai raison.

BouTARD. Oui.

Isabelle. Si, nous autres, nous ne nous tenons pas, alors qui est-ce qui se tiendra? Qui? Non, mais qui?

BouTARD. Je cherche.

Isabelle. Et vous ne trouvez pas. Mais laissons ça, et venons à ma petite aôaire.

Boutard. La chose de tantôt?

Isabelle. Oui. Alors n'est-ce pas? C'est entendu?

Boutard. Pour les?,..

NOCTURNES 47

Isabelle. Oui. C'est bien comme nous avons dit : douze mille mardi.

BouTARD. Douze nous avions dit?

Isabelle. Douze.

BouTARD. Bien.

Isabelle. Ça ne vous gêne pas? Si je pouvais penser un seul instant...

BouTARD. Non... mardi, douze.

Isabelle. C'est ça, oui. Douze, mardi.

BouTARD. Dix n'auraient pas pu...*^

Isabelle. Impossible. Je vous ai dit douze. Je vous ai expliqué toutes les raisons. C'est douze. Vous me connaissez assez pour savoir que ce n'est pas pour mon plaisir que...

BouTARD. Bon, bon, douze. Convenu.

Isabelle. Et mardi?

BouTARD. Mardi, parfaitement. Douze.

Isabelle. Le matin. Ou dans la journée après tout.

BouTARD. Oh! du moment que... J'aime autant vous les faire remettre le matin.

Isabelle. Eh bien alors, le matin, c'est ça. Je trouve cette bécasse excellente. Vrai- ment. Goùtez-y donc?

BouTARD. Non, merci.

48 NOCTURNES

Isabelle. Vous n'êtes pas un gros man- geur, vous, mon ami.

BouTARD. Si, mais aujourd'hui je n'ai pas très faim.

Isabelle. C'est cette ignoble fête qui vous aura troublé.

BouTARD. Peut-être.

Isabelle. Ah ! quelle dégoûtante fête ! C'est moi qui regrettais d'avoir sorti tous mes diamants. Sans compter que, dans des endroits comme ceux-là, il y a un peu du Tout- Paris, ça n'est pas très prudent d'étaler ses pierres. Vous avez de la chance, vous autres hommes. Avec un habit vous voila parés. Il ne vous faut pas des toilettes.

BouTARD. Heureusement.

Isabelle. Vous ne dépensez rien.

BouTARD. Ou presque rien.

Isabelle. J'ai jamais compris comment un homme peut se ruiner. A moins cependant, si, qu'il tombe dans les mains d'une vilaine femme, d'une femme intéressée... Il y en a, de ces rosses-là. Ohî alors, l'homme le plus... est-ce que je sais, moi?... Rotschild... serait ramoné en un rien de temps. Et puis, que ça

NOCTURNES 49

ne languirait pas! Faut s'en garer comme du feu.

BouTARD. De quoi?

Isabelle. De ces sales bêtes dont je vous parle.

BoUTARD. Oui.

Isabelle. Plutôt que d'être comme ça, moi, je crois que je préférerais me marier... oui... ou me faire religieuse! Ce n'est pas de la pose, j'ai toujours eu ces idées-là.

BouTARD. Elles sont très bonnes.

Isabelle. Si j'ai fait des sottises dans ma vie et j'en ai fait quelques-unes! c'est chaque fois pour avoir craché sur l'argent.

BouTARD. Je comprends ça.

Isabelle.' L'argent! Mais l'argent... c'est-à-dire que je ne trouve pas de mot pour dire à quel point je le... Pis que du mépris. Il y a des personnes que ça épate, l'argent... Ah ! là! Et puis, le beau mérite d'en avoir ! Qu'est-ce ça prouve? Si facile à gagner!

BoDTARD. C'est bien vrai.

Isabelle. Il n'y a qu'à se baisser. Vous qui en avez, tenez! est-ce que vous en êtes plus fier?

50 NOCTURNES

BouTARD. Ma foi non.

Isabelle. Vous n'êtes pas comme un tas d'autres idiots qui s'imaginent... Vous savez très bien que vous n'avez rien fait pour ça.

BoÛTARD. Rien de rien.

Isabelle. Que la peine de naître.

BouTARD. Et encore!

Isabelle. Aussi, vous êtes comme moi, vous n'y tenez pas à cet argent. Vous m'en donnez parce qu'il en faut, malheureusement. Mais je vous en demanderais deux fois, trois, quatre fois plus, que vous ne broncheriez pas et que vous me le donneriez... gentiment, tout de suite.

BouTARD. Je l'avoue.

Isabelle. Et j'ajoute que vous ne m'en ai- meriez pas plus...

BouTARD. Et pas moins.

Isabelle. Parce qu'on aime comme on aime, et que l'argent peut bien des choses, sans doute, excepté influencer le cœur. Ça lui est défendu. Tout, sauf ça. Le cœur c'est quelque chose au-dessus. Trop haut pour lui.

BouTARD, En effet.

Isabelle. Ah oui ! Si j'avais calculé comme

NOCTURNES ' 51

tant d'autres, je serais plus riche aujourd'liui que je ne suis.

BouTARD. Vous n'êtes pas pauvre.

Isabelle. Je ne suis pas pauvre, mais je ne suis pas riche.

BouTARD. Qu'est-ce que vous avez? Là, entre nous... vous pouvez me le dire.

Isabelle. Mon cher, vous savez ce que vous me donnez? Eh bien! je n'ai pas autre chose.

BouTARD. Votre parole?

Isabelle. Inutile. On me croit ou ou ne me croit pas.

BouTARD. Je vous crois.

Isabelle. C'est très gentil ce que vous me donnez : deux cents louis par mois. Certaine- ment, on ne va pas toute nue. Mais, enfin, ça n'est pas ce qu'on appelle être riche. Vous, vous êtes riche, moi pas. Et puis, je peux vous perdre, je ne vous aurai pas toujours... Je vous perdrai... Il viendra un jour je n'aurai plus vingt-neuf ans!

BouTARD. Pourquoi dites-vous ça?

Isabelle. Parce que c'est la vérité, parce

52 NOCTURNES

qu'un jour vous vous lasserez de moi. Je ne suis pas la première venue... sans doute... mais je ne suis pas parfaite...

BouTARD. Vous ne savez pas ce que vous dites. Est-ce que je vous laisse voir que vous ne me plaisez plus? Est-ce qu'il y a quelque chose, la moindre des petites... dans mes fa- çons d'être... et partout, qui puisse vous don- ner lieu de supposer?... Non, Alors, pourquoi chercher?... Je ne voudrais pas avoir le mau- vais goût de me faire valoir... mais, enfin... tout à l'heure, pour les douze mille... est-ce que je me suis débattu? Non, pour ça, Isabelle, non... faut être juste.

Isabelle. Vous vous méprenez. C'est au contraire parce que vous êtes toujours si gen- til et si large, sans jamais la plus légère obser- vation, que moi je me fais un scrupule, et que je n'ose plus vous rien demander. Je sais que je n'ai qu'à ouvrir la bouche pour que tous mes désirs soient aussitôt... Alors, ça me pa- ralyse, parce que j'ai de la délicatesse. Je pense, depuis le temps que vous me connais, sez, que vous vous en êtes aperçu? BouTARD. Certainement.

NOCTURNES 53

Isabelle. Et, tenez, en voulez- vous une nouvelle preuve ?

BouTARD. Je veux que nous parlions d"autre chose. Voilà ce que je veux.

Isabelle. Si, pourtant, il faut que je vous dise... Mais non, je crains de vous froisser.

BouTARD. Quoi? Qu'y a-t-il encore?

Isabelle. Ce qu'il y a? Eh bien ! il y a. .. il y a que, si vous vouliez me faire plaisir, mais un vrai plaisir...

BouTARD. Qu'est-ce que j'achèterais?

Isabelle, piquée. Ah! mon cher, par exemple, voilà un mot bien malheureux!

BouTARD. Étes-vous susceptible ! J'ai voulu dire : qu'est-ce que je ferais?

Isabelle. A la bonne heure.

BouTARD.-— Allons? Qu'est-ce que je ferais, si je tenais à?...

Isabelle. Vous ne vous préoccuperiez plus de la chose, vous savez?... pour mardi...

BouTARD. Les douze mille?

Isabelle. Oui, j'ai réfléchi... je peux at- tendre.

BouTARD. Comment...

NOCTURNES

Isabelle. N'y pensez plus. C'est une affaire finie.

BouTARD. Mais du tout, pas du tout. Je vous ai dit que vous les auriez, et vous les aurez.

Isabelle. Mon cher, n'insistez pas. Croyez- moi, n'insistez pas.

BouTARD. Puisque je vous dis que vous les aurez sûrement.

Isabelle. Vous continuez!

BouTARD. Les voulez-vous lundi? Ou sa- medi soir? Je peux très bien samedi, samedi dans le tantôt...

Isabelle. Assez!

BouTARD. Vers les cinq heures.

Isabelle. Non. Rien du tout. Pas un cen- time.

BouTARD. Vous êtes vraiment drôle.

Isabelle. Je suis comme ça.

BouTARD. —Vous me jurez au moins que ce n'est pas pour me faire sentir...

Isabelle. Sentir quoi?

BouTARD. Jene sais pas... que je n'ai peut- être pas mis assez d'entrain à vous promettre

NOCTURNES DD

cette petite somme, quand vous me Pavez demandée...

Isabelle. Mais non. Vous êtes fou. Ah! çà, qu'allez-vous inventer?

BouTARD. Je tâche de m'expliquer ce hrusque changement.

Isabelle. Vous tenez à ce que je vous dise tout?

BouTARD. Je vous en prie.

Isabelle. Ah ! mon Dieu, c'est bien simple. Il y a des moments cela me cause une im- pression... mais très pénible... de recevoir ainsi de l'argent, de la main à la main. Je suis dans un de ces moments. Voilà toute l'expli- cation.

BouTARD. Alors, c'est sérieux, ce refus?

Isabelle. Très sérieux, et je viens de vous en révéler le motif.

BouTARD. C'est bien.

Isabelle. Il n'y a qu'à réfléchir un tant soit peu pour s'en rendre compte. Ça n'est pas comme un cadeau... un objet... Oh! un ca- deau, c'est tout différent ! Je commence tout de suite par vous déclarer que je n'ai aucune

56 NOCTURNES

arrière-pensée, que je n'ai besoin de rien, que je ne désire rien...

BouTARD. —Je le regrette.

Isabelle. Trop aimable. Et maintenant, n'est-ce pas? plus un mot là-dessus.

BouTARD. Comme vous voudrez.

Isabelle. Je n'y reviens pas... mais... ob- jet... cadeau... me fait penser que j'ai vu tan- tôt, figurez-vous? rue de la Paix, chez Ber- trand, deux boutons d'oreille, deux rubis... non!...

BouTARD. Ils étaient beaux ?

Isabelle» Magnifiques , épatants. Seule- ment, dame...

BouTARD. Quoi?

Isabelle. Chaud.

BouTARD. Vous avez demandé?

Isabelle. Je voulais savoir. Ça m'amu- sait. On se promène...

BouTAR)3. Et combien?

Isabelle. Dix-neuf mille. Le bijoutier me disait : « Madame, dans ce moment-ci, le rubis est rare, il ne se laisse pas approcher. » Il a d'ailleurs été très poli, ce monsieur. Depuis que j'existe, j'ai vu bien des rubis, je n'en ai

NOCTURNES 57

jamais croisé de pareils. Vous qui passez sou- vent parla... ça vaut la peine de jeter un coup d'œil. Rien que par curiosité.

BouTARD. Demain... oui... je regarderai... Vous avez fini ?

Isabelle. J'ai fini.

BouTARD. Alors, je peux demander l'addi- tion. (Il sonne. Un garçon paraît.) L'addition? Et puis, faites avancer la voiture. Le cocher Alfred.

Sur le trottoir, cinq minutes après, tandis qu'ils montent en coupé.

Un ouvreur de portières, dans un groupe. Mince de différence d'àgel Encore un môme qui se fait entretenir !...

IV

JUSQU'A L'AUBE

IV JUSQU'A L'AUBE

LE COMTE D'ARGENTAYE, au delà de cinquante ans. SAINT-HUBERTIN, au delà de quarante ans. BARON D'EMBLÉE, trente ans. THOMSON, on ne sait pas.

Vers la mi-avril. Deux heures et demie du matin, sur le trot- toir de la rue Royale. Ils sortent du cercle et ils remontent lentement vers le boulevard, en vaguant.

Saint-Hubertin. Il ne fait pas froid, l'air est doux.

Thomson. —Une nuit de demoiselle.

D'Argentaye. On a plaisir à marcher.

D'Emblée. Oui, après la petite culotte, rien de plus agréable que de se dégourdir un peu

4

62 NOCTURNES

les jambes, à cette heure-ci, en' se contant des blagues.

D'Argentaye. Oontes-en des blagues, si tu en sais.

D'Emblée. Je n'en sais pas.

Thoimson. Invente.

D'Emblée. Je ne sais pas inventer.

D'Ar&entaye. Alors va te coucher.

Saint-Hubertin. Dites donc. Une chose.

D'Argentaye. Quoi?

Saint-Hubertin. Aspirez bien fort. (Il as- pire. Tous Vimitent.)

Thomson. Eh bien I après ?

Saint-Hubertin. Vous ne trouvez pas qu'il y a je ne sais quoi dans l'air... qu'on renifle déjà le printemps.

D'Argentaye. Penh !

D'Emblée. Ah! la nuit te donne des idées à toi! Il ne t'en faut pas beaucoup, si du vent te suffit.

Thomson. —Nous ne te retenons pas.

Saint-Hubertin. Vous êtes des idiots.

Thomson.— Regardez donc là-bas, sur l'autre trottoir...

D'Argentaye. Qu'est-ce qu'il y a ?

NOCTURNES 63

Thomson. Ces deux petits jeunes gens, bien vestonnés...

Saint-Hubertin. Sac à papier! Si j'étais préfet de police...

D'Argentaye. C'est vrai. A quoi songent nos édiles ?

Thomson. Je pense comme vous. Mais, d'un autre côté... quoi! Il faut bien faire quel- que chose pour les Turcs de passage à Patis.

D'Argentaye. A propos de Turc, est-ce qu'on a des nouvelles de Rifellar? Est-il tou- jours à Constantinople?

Saint-Hubertix. Toujours, oui.

Thomson. Qu'est-ce qu'il devient?

Saint-Hubertin. Fichu. J'ai reçu lundi une lettre de son frère.

Thomson.— Ce vieux Riri! Qu'est-ce qu'il dit de tout ça?

Saint-Hubertin. Il ne dit rien. Il pleure.

D'Argentaye. S'il en est aux larmes!

Saint-Hubertin. 11 a laissé pousser sa barbe, et elle est arrivée, figurez- vous, blan- che, mais toute blanche!

D'Emblée. Est-ce qu'il est au courant de ce qu'il a?

64 NOCTURNES

Saint-Hubertin. On ne lui a pas dit. On lui a dit que c'était... est-ce que je sais?... des affaires du système... les nerfs... le foie... la boutique, enfin.

Thomson. Parfaitement. Et il le croit?

Saint-Hubertin. Dame.

D'Argentaye. Ce qu'il a... c'est bien ce qu'on racontait?

Saint-Hubertin. C'est bien ce qu'on ra- contait.

D'Emblée. Comme il faut faire attention, mes vieux !

Thomson. M'en parle pas.

Saint-Hubertin. Ah! ces sacrées femmes!

D'Argentaye. Mais, pourquoi a-t il choisi si loin pour mourir, ce pauvre Riri? Il tenait donc essentiellement à tout lâcher devant le Bosphore?

Saint-Hubertin. —Non. Mais son frère a là-bas une villa, au bord de la mer. Et puis le climat.

D'Emblée. Adieu ! Adieu !

Thomson. Etait-il chic, hein, le mâtin, quand il saluait, en chapeau gris!

D'Emblée. Et i uis, je ne sais pas ce

NOCTURNES 65

qu'avaient ses tubes. Un entrain du diable. Mais le fait est que je n'en ai jamais vu d'aussi reluisants. C'était des éclairs.

Thomson. Il ne saluera plus.

Saint-Hubertin. Une chose drôle : son frère m'écrit qu'il est devenu très pieux. Il a une petite Imitation qu'il lit quand il a trop de chagrin. Son idée, à son frère, c'est que Riri mourra très chrétiennement, et qu'il deman- dera un prêtre.

D'Emblée. Chacun son goût. Moi je ne suis pas hostile à la religion, mais je ne me vois pas me confessant. Non, je ne me vois pas du tout dans ce rôle-là.

Saint-Hubertin. On dit ça, mon gros. Et puis, quand on se sent mal, mais vraiment pas bien... on envoie le chasseur chercher une soutane au petit galop et on n'en mène pas large.

D'Argentaye. Ça s'appelle le trac.

Saint-Hubertin. Le dernier.

D'Emblée. Je ne vous dis pas. Moi, je ne me fais pas de bile. Je ne pense jamais à la mort, je laisse ça à ceux qui habitent la cam- pagne.

4.

66 >'OCTrRNES

Thomson. T'as rudement raison. L'autre vie, le ciel, l'enfer... quand on s'est cassé sa belle cervelle. . . pasplus avancé après qu'avant! Non... que voulez-vous ? C'est désolant à dire. Mais il n'y a qu'à se laisser se dégrader tran- quillement... va comme je te pousse...

D'Emblée. Au petit malheur.

D'Argentaye. Parlons d'autre chose.

Thomson. Tu n'aimes pas agiter ces grandes questions ?

D'Argentaye. Quand je ne suis pas là, agite tout ce que tu voudras. Moi je préfère parler d'autre chose. D'Emblée, dînons-nous demain ensemble?

D'Emblée. Je ne peux pas, je dîne avec Juliette.

Saint-Hubertin. C'est toujours avec toi qu'elle trompe son seul amant?

D'Emblée. Toujours avec moi.

D'Argentaye. Et son seul amant, c'est toujours Oléguine ? le Russe qui aune fluxion à perpétuité?

D'Emblée. Toujours Oléguine. Mais ce n'est pas une fluxion qu'il a.

Thomson. Qu'est-ce que c'est?

NOCTURNES 6'

D'Emblée. Il a trop de dents, tout sim- plement, et c'est ça qui lui gonfle les joues.

D'Argentaye. Qu'il en vende ! Alors, toi, ,Thomson, dînes-tu avec moi?

Thomson. Je ne peux pas, je dîne avec mon oncle du Parlement qui arrive demain. Joseph est prévenu, il nous prépare des réga- lades... je ne te dis que ça !

D'Argentaye. Il est assommant, ton oncle. Et toi, mon vieil Hubert?

Saint-Hubertin. Tues bien gentil, mais ça me dérangerait, parce que je suis en plein dans mon déménagement.

D'Argentaye. Tu déménages?

Thomson. Toi ?

D'Emblée. Tu ne nous l'avais pas dit !

Saint-Hubertin. Oui, je déménage.

D'Emblée. Pourquoi?

Saint-Hubertin. A cause de mon con- cierge.

Thomsom. Il a été grossier?

Saint-Hubertin. Très poli. Ne cherchez pas. Non, je m'en vais parce qu'il a mal au pied. Voici en deux mots : Mon vieux concierge , M. Debout, a du bobo à un pied, le gauche.

68 NOCTURNES

Tous les jours, à partir de cinq heures du soir, il s'installe sousle porche, assis sur une chaise, avecsonpiednubienhandé, bien cinglé, comme il dit, posé sur un petit tabouret Louis XVI. On voit les doigts qui sortent à demi des linges. Il n'y en a que cinq, des doigts, pas plus, mais ils s'affichent et ils foisonnent tellement qu'on jurerait qu'il y en a des paquets. Le gros orteil surtout est terrible. L'ami FJaneuil qui les a vus, ces doigts, prétend qu'ils ressem- blent à des marques de bésigue. Depuis deux mois ce pied est donc là, dans l'ombre, qui prend le frais, tous les jours à la même heure, sous le porche. Il faut passer devant sans qu'il s'écarte ou se dérange. Enfin, il s'imposait, il remplissait ma vie. La semaine dernière j'ai abordé le podagre avec intérêt, je n'y tenais plus, et je lui ai demandé : « Debout, soyez franc ; ça sera-t-il long?» Il a soupiré et il m'a répondu : « Monsieur le baron, ça peut durer un an. » Alors j'ai donnécongé, séance tenante, et je déménage.

D'Emblée. vas-tu ?

Saint -HuBERTiN. Rue de la Ville- l'Évéque, 18.

NOCTURNES 69

Thomson. Tu t'es bien assuré que ton nouveau concierge...

Saint-Hubertin. Deux fois de suite, ça serait trop!

D'Argentaye, vexé. Compliments. Allons, c'est bien, je dînerai tout seul. Mais, vrai ! on ne s'amuse pas exagérément avec vous. Jamais on ne peut se voir, faire un peu la fête ensemble, en amis.

D'Emblée. On se voit tous les jours. De quoi te plains-tu?

Thomson. Tu voudrais que nous cou- chions tous dans le même dortoir?

D'Argentaye. Allez, allez! je sais ce que je dis. Vous n'êtes tous que des raseurs, de sinistres raseurs. Vous ne blaguez jamais avec les femmes que j'amène. L'autre soir encore, dans ce cabinet...

D'Emblée. Des trumeaux de 1812! D'Argentaye. Des trumeaux ! Des enfants charmantes. Charmantes je le répète! Mais non. Des raseurs! Voilà ce que vous êtes. Des gens qui se rasent, qui me rasent, qui nous jasent, qui m'ont rasé depuis dix ans que nous tâchons de nous distraire ensemble. Rien à

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faire avec vous, rien de rien ! Desraseurs ! Soi, on se bat les flancs, on arrive avec des petites camarades gentilles, du corsage, tout ce qu'il faut... vous ne leur offrez seulement pas un sirop. Vous buvez trois gorgées d'eau de seltz et vous croyez que vous faites la fête! Quelle époque ! ah làl La fête, la fête, mais je sais un peu ce que c'est, sacrédié! Je l'ai faite sous l'empire, tout le temps, quand vous étiez petits, et même plus tard, jusqu'en 82 ! Vous rappelez- vous seulement 82?

Thomson. Oui, on s'est amusé en quatre- vingt-deux.

Saint-Huberkin. Ah! cristi! C'est l'année Tremblay s'est tué.

D'Argentaye. Aujourd'hui... fini, on ne s'amuse plus. Et pourtant, si on voulait.., j'ai été mis au monde pour ça. Dites-moi s'il y a quelque part, en dehors de moi, un homme capable d'organiser une fête? Qui? mais qui? qu' on me l'amène? Ah ! si j'avais de l'argent ! J'en ai eu. Attendez que j'en retrouve, et puis vous verrez si je sais y toucher... La vraie fête, pas celle des raseurs! Et ce jour-là, tous les bons me suivront, à condition d'être drôles

NOCTURNES 71

Sans quoi on n'est pas de ma bande. Oui, je leur imposerai d'être drôles. Tenez, je me fais de la bile. Bonsoir. Bonsoir. {Il les quitte brus- quement.)

D'Emblée. Qu'est-ce qu'il a?

Saint-Hubertin. Parbleu, il a... il a...

D'Emblée. Quoi?

Thomson. Il a son idée... sa plaie, vous savez bien?

D'Emblée. Je ne sais rien du tout. »

Thomson. Je croyais. Tout le monde sait ça. Eh bien d'Argentaye a une idée fixe, une obsession terrible : son arrière-grand-père, son grand-père et son père sont morts tous les trois d'un cancer.

D'Emblée. Je comprends. Ça le frappe. Mais lui, a-t-il quelque chose?

Saint-Hubertin. Rien du tout, seulement il ne vit pas. Des transes perpétuelles. Dès qu'il a un bouton de chaleur dans le dos, c'est des sueurs froides... ou même piqué par une puce. Chaque soir il me racontait dernière - ment avant de se coucher, il se met tout nu devant sa glace, et il se regarde le corps aux

72 NOCTURNES

bougies a giorno, des heures entières, pour voir s'il n'a rien. Et il examine ! Et il tâte !

D'Emblée. Est-ce qu'il dort?

Saint-Hubertin. Pas bien.

D'Emblée. Il y a tout de même des gens qui ont de la veine.

Saint-Hubertin. C'est ce qui le rend ainsi de mauvaise humeur. Il ne faut pas lui en vouloir de chercher à s'étourdir. Ah ! eh bien, là-dessus, mes bons petits trésors, je vous lâche. {Il les quitte.)

D'Emblée. Avec tout ça il n'est pas de bonne heure.

Thomson. Au contraire, il commence à être de bonne heure. C'est bête comme chou de traîner dans les rues à quatre heures et demie passées.

D'Emblée. J'adore.

Thomson. Nous devrions être dans nos draps... ou dans ceux des autres.

D'Emblée. Allons donc ! Se coucher la nuit c'est bon pour ceux qui travaillent. Mais nous qui ne faisons rien, nous ne le méritons pas.

Thomson. Le fait est, tout de même, qu'il

NOCTURNES 73

n'y a rien de plus beau que Paris à ces heures d'aube, quand tout est vide, abandonné, désert. Les rues fichent le camp à perte de vue, l'attention n'est pas distraite par les piétons, par les chevaux, on admire mieux l'architecture, on comprend les rues, les bou- levards, qui vous apparaissent sous un aspect spécial... une raison d'être...

D'Emblée. Avec ça on parle presque à voix basse... Il y a du péché, du fruit défendu dans la nuit; on éprouve je ne sais quoi, un sentiment il y a de la stupeur, une crainte vague.

Thomson. Tu peux dire de l'angoisse.

D'Emblée. Adroite, à gauche, ces larges voies muettes; il semble que les Prussiens vont déballer... avec leurs petits tambours plats... On a peur, et envie de cogner.

Thomson. Tout prend un air blafard et sournois, le balayeur, le passant qui rentre, le maraîcher endormi sur ses navets. Nous- mêmes, tiens! avec nos plastrons, nos cra- vates blanches, nous sommes verts comme des noyés. Parole ! As-tu froid? Moi j'ai froid.

D'Emblée. Oui, mais ce que c'est épatant

5

74 NOCTURNES

quand on rentre, tout seul, au bruit de ses pas, et que les petits oiseaux ramagent dans les arbres comme des possédés ! L'air frais vous entre partout, vous .pénètre. Le ciel s'éclaircit... Aïe donc! un jour tout neuf qui repique! Et ça vous fait l'effet d'un baptême de la vie qui recommence. Une fois dans sa chambre, on tire les volets, on fait la nuit, vite la tête dans Teau, et on se colle au pieu, mort, crevé, avec une joie énorme en se disant, pendant qu'on fait aller ses jambes : « A cette heure, mon garçon, il y a des crétins qui se lèvent! » Quelquefois on en- tend les cloches des églises... les matins de grandes fêtes. Alors c'est le rêve, les délices.

Thomson. Sans doute. Sans doute.

D'Emblée. Enfin, que veux-tu que je te dise! En y réfléchissant, il me semble que je n'ai gâché que les nuits je n'ai pas traîné.

Thomson. Tu exagères. Bonsoir.

D'Emblée. Bonjour.

PREMIERS CRAQUEMENTS

PREMIERS CRAQUEMENTS

LE MARI, trente et un ans. LA FEMME, vingt-quatre ans. UNE FEMME DE CHAMBRE.

Très élégante chambre à coucher, au second, dans une belle maison de l'avenue Kléber. La pendule Louis XV marque minuit dix. Un assez grand lit debout, muni de ses deux oreillers, et tout préparé pour la nuit.

La femme de chambre seule, assise près de la cheminée, les pieds au feu, sous la lampe, s' interrompant tout à coup de la lecture de Fort comme la Mort, et regardant Vheure. Minuit et quart ! Madame va se faire pincer. (Prêtant Voreille.) Non. Pas encore cette fois.

78

NOCTURNES

{Elle ferme en hâte le roman qu'elle replace sur la table il était, et va ouvrir la porte.)

Madame, entrant d\in pas vif et silencieux sur les tapis. Dépêchons, Rose. (Elle va droit à la pendule, ouvre le verre, et repousse V aiguille en arrière à minuit moins le quart. Ensuite, elle rejette son manteau de fourrure, fait sauter sa capote de dessus sa tête, se dégrafe, tire les lacets, les cordons, quitte ses bottines, arrache ses bas... tout cela à la fois. Rose reçoit, ra- masse, attrape au vol, plie, range, et fait dispa- raître.)

Rose, pleine de zèle. On a froid, ce soir, n'est-ce pas, madame?... La chemise... tiens ?... de m.adame, est déchirée sous le bras?...

Madame, en corset, jupon. Je sais. Assez froid, oui.

Rose. On attraperait facilement des mau- vais rhumes à se découvrir de ce temps-ci?

Madame. Oui, c'est imprudent. Et... rien de nouveau depuis tantôt ?

Rose. Rien, madame. C'est-à-dire, si. On est venu de chez la couturière... Un gar- çon avec un bicorne.

NOCTURNES 79

Madame, qui se fait sa grosse natte, au galop. Et qu'est-ce que vous avez dit ?

Rose. Que madame passerait. {Baisséej cherchant par terre.) Je n'ai qu'une jarretière à madame.

Madame. J'aurai oub... perdu l'autre... C'est étonnant que je ne m'en sois pas aper- çue... que mon bas n'ait pas glissé.

Rose. Mais non, madame. Sur une jambe faite comme celle de madame la soie se tient toute seule.

Madame, prête à entre)' au lit. C'est bon. Je n'ai plus besoin de vous. Montez vous cou- cher, ma fille... montez vous coucher.

Rose. Bonsoir, madame. {Elle sort.)

{Dès que la porte est refermée, Madame court à la pendule, dont elle ramène l'aiguille en avant jusqu'à une heure et quatre minute s. Puis, après avoir baissé à demi la lampe, elle entre au lit comme dans un bain. Une fois sur les matelas, voluptueusement, elle s'y étire, avec un air câlin et une belle sécurité.) Ah ! je suis... (se mouche du bout du nez dans un petit tapon de batiste.) je suis... (pousse un long soupir

80 NOCTURNES

satisfait.) littéralement... (frissonne et de- meure inerte, les yeux clos.) brisée !

(Cinq minutes se passent, au bout desquelles , sans bruit, la porte tourne, et Monsieur paraît, son chapeau sur la tête, le col du paletot relevé.)

Monsieur, s' avançant sur les pointes, et d'une petite voix enfantine, mystérieuse, très ave- nante. — Bon. ..soir, Lo.. .lotte !

Madame.

Monsieur. Bon. ..soir. Dors-tu?

Madame.

Monsieur. Elle dort. Ne la réveillons pas. (Aussitôt, il se met à chanter, à mi-voix, tout en quittant son chapeau, et son paletot sous lequelil est en habit.)

Maman, me dit... tout bas. Aïe donc! Aïe donc!... ma fille !

(Il se baisse et tisonne le feu.) On a beau leur recommander de mettre la plus grosse bûche dans le fond...

Ça peut porter... bonheur à la... fa.. .mille.

{Il dispose le pare-étincelles, fait craquer ses

NOCTURNES 8i

doigts, sort sa montre de la poche de son panta- lon, prend la lampe, la change de place et hausse la mèche. Puis il s'avance vers le lit. Quand il est tout près, il regarde un instant, se penche et embrasse, en disant :)

Dors, dors. C'est moi. Je ne veux pas te ré- veiller. 11 fait un froid de canard. J'ai été obligé de rarranger le feu. Dors... Oh ! qu'elle a chaud, la coquine! Dors, là, dors.

Madame, douce, Vœil vague, remontant des profondeurs d'un écrasant sommeil. Ah!... je... hein? c'est, c'est... toi?

Monsieur. Oui. Dors, je ne veux pas te réveiller.

Madame. Je ne dormais pas.

Monsieur. ~ Dors je te dis.

Madame. Non... J'étais assoupie. Je rê- vais, figure-toi 1... que là, dans cette chambre...

Monsieur. Quoi ?

Madame. Je rêvais que tu étais malade, au lit... Et puis, il y avait des gens très mé- chants... je ne sais pas ce qu'il y avait... enfin, on m'empêchait de te soigner.

Monsieur. Allons donc?

Madame. Oui... Je voulais approcher... je

,5.

82 NOCTURNES

leur criais : « Mais c'est René ! c'est mon pe- tit René ! » J'étais bien malheureuse !

Monsieur. C'est vrai. Dans ces cas-là on est assez malheureux. Pauvre mignonne ! Ton dîner qui te sera resté sur l'estomac.

Madame. Ça m'étonnerait, j'ai très peu mangé.

Monsieur. Veux-tu que je sonne Rose?

Madame. Non, elle est couchée depuis longtemps cette fille...

Monsieur. Une idée. Vraiment I je pour- rais l'arranger un petit machin de sucre... tu sais... avec de l'eau de mélisse?

Madame. Merci.

Monsieur. donc est-elle, à propos, cette eau de mélisse?

Madame. Je n'ai besoin de rien. C'est ce rêve. Mais maintenant que tu es là...

Monsieur. Enfin, tu vas voir tout à l'heure comment tu vas te trouver.

Madame. Bien. Bien. Je suis déjà mieux.

Monsieur. Et bébé ? Tousse-t-il moins ce soir? Il toussait tantôt.

Madame. Il ne tousse presque plus.

Monsieur. —- Tu l'as vu en rentrant ?

NOCTURNES 83

Madame. Oui, j'ai été l'embrasser avant de me coucher.

Monsieur. Il devient gentil. Je trouve qu'il se fait tous les jours.

Madame. A cet àge-là, c'est ravissant.

Monsieur. ' Et quoi de neuf depuis tantôt?

Madame. Rien, mon ami.

Monsieur. Tout s'est bien passé ? On est venu de chez ta couturière ?

Madame. On est venu.

Monsieur. Tu as payé?

Madame. Tu penses. Je te remercie. Je suis bien contente d'être débarrassée de ce côté-là.

Monsieur. Une autrefois, ne laisse pas tant monter ta note.

Madame. Tu as raison. C'est plus sage.

Monsieur. Et en dehors de ça?

Madame. En dehors de ça... néant! Je suis restée ici jusqu'à six heures.

Monsieur. Ta n'es pas sortie ?

Madame. Non. Ça ne me disait pas. Et puis, je me plais tant dans notre petit chez- nous !

84 NOCTURNES

Monsieur. C'est égal. La santé. Il faut tout de même prendre l'air.

Madame. J'ai range... regardé mes bijoux... toutes les jolies choses que tu m'as données... Ah I je n'en manque pas î Ensuite, j*ai lu un peu de ce Maupassant que tu m'avais prêté...

Monsieur. C'est rudement bien, n'est-ce pas?

Madame. Charmant. Et puis écrit !

Monsieur. Il a un talent énorme.

Madame. Je veux le finir.

Monsieur. Et alors, à six heures, tu as été chez ta mère ?

Madame. Elle a été très gentille. Elle m'a même parlé de toi dans des termes... non... tout à fait bien : « Et ton mari? Ses affaires ? Est-il content ? Dis-lui qu'il prenne garde la nuit, quand il rentre du Cercle... » Parfaite.

Monsieur. Allons, tant mieux I

Madame. Je t'assure.

Monsieur. Moi, lu sais ? j'ai pris le parti, depuis trois mois que nous sommes un peu en froid, de t'y laisser aller toute seule. Du

NOCTURNES 85

moment qu'elle te voit, c'est tout ce qu'il lui faut. Ni elle ni moi nous ne tenons à nous fréquenter. Alors, à quoi bon ?

Madame. Oui, je crois, en effet... Parce que, tu comprends, une mère... une fille... je vais lui demander à dîner sans cérémonie, au pied levé. Elle adore ça. Elle reste comme elle est, sans s'habiller... Pour toi faut tout de suite qu'elle mette un corset ! Nous bavar- dons toutes les deux, et le temps passe. Toi, tu es très tranquille ; tu sais qu'à dix heures, régulièrement, elle me renvoie...

Monsieur. Et puis, d'ailleurs, comme tu reviens avec Rose... Ce soir, elle a été te prendre. Rose, comme toujours?

Madame. Oui, comme toujours.

Monsieur. Je crois que c'est une hon- nête lille. {Un petit temps.) Ah ! ma pauv' Lo- lotte, ma pauv' Lolotte! Et... il y a longtemps que tu étais couchée quand je suis arrivé ?

Madame. Je ne pourrais pas te dire... deux heures... trois heures...

Monsieur. Eh bien, moi, si tu le permets, je vais en faire autant? (Il commence à se dé- vêtir.)

86 NOCTURNES

Madame. Et toi, ton dîner? tes amis? Avez-vous été convenables au moins?

Monsieur, en hras de chemise. Cette ques- tion ! (tombant en arrêt devant la pendule.) Ah! mais dis-moi donc... tu as une pendule qui la bat... qui la bat complètement, mon trésor. Jamais il n'a été une heure et demie... Jamais, jamais !

Madame. Tu es sur ? J'aurais mis ma main au feu qu'elle retardait.

Monsieur, fredonnant tout en parlant., tan- dis qu'il continue de se déshabiller. Erreur, ma minette...

Maman me dit tout bas... poum poum... Maman me dit tout bas... poum poum...

Madame. Qu'est-ce que c'est donc que ça que tu chantes depuis une demi-heure ?

Monsieur. Une petite chose de Granier que Cabariot nous a... et très bien ma foi ! (Il court en caleçon à travers la chambre.) Pas chaud ! {Il regarde le lit.) Nom d'un bonhomme, qu'on va être bien ! (Il jette un coup d'œil circulaire dans la pièce.) Plus rien. Tout va? Oui. Personne ne dit mot ? C'est réglé ? Pas

NOCTURNES 87

de regrets? Ce n'est plus nous à gauche? (Un temps, puis sautant au lit.) Adjugé, la petite femme ! A monsieur René. On garde. (Il se blottit près d'elle et l'embrasse plusieurs fois de suite.) Ah! mon chéri, qu'on est donc... mais donc bien! Qu'est-ce que je sens là^... C'est à toi?

Madame. Oui, c'est majambe.

Monsieur. Parfait, parfait! Et ça... qui est frais ?

Madame. C'est mon autre jambe.

Monsieur. Comme tu en as, ce soir ! Eh bien... il ne faut pas... ça n'est pas une rai- son pour t'écarter? Je ne faisais pas de re- proche. Au contraire... Tu m'entends?

Madame. Oui.

Monsieur. Alors, ramène, ramène.

Madame. Tu ne vas plus avoir de place.

Monsieur. J'aime mieux ça que quand tu m'en laisses trop.

Madame. Là.

Monsieur. Encore, encore. Mais viens donc, n'aie pas peur. [Un temps.) Tu m'aimes bien, n'est-ce pas ? Tu...

Madame. Oui. {résolument.) Mais non.

88 NOCTURNES

Monsieur. Non ?

Madame. Non.

Monsieur. Tout à fait non?

Madame. Tout à fait.

Monsieur, froid, C'est bien. Alors non.

Madame. Et puis, il est tard. A cette heure-ci...

Monsieur. Pas une raison. Tu me ré- ponds la même chose en plein jour. Enfin non?

Madame. Ne me forcez pas à vous le répé- ter... Vous comprenez bien que si je vous dis non... c'est que... Allons? Voyons? Soyez raisonnable.

Monsieur. Bien, bien, bien !

Madame. Rendez-vous compte que nous autres femmes...

Monsieur. Suffit, ma chère, suffit.

Madame. Je suis sûre que vous êtes fâché?

Monsieur. Fâché ? moi ? Pas du tout. Vous avez sommeil, n'est-ce pas?

Madame. C'est la vérité, mon ami. Je tombe.

Monsieur. Eh bien! dormez. Dormez.

Madame. Bonsoir René ! (Elle se retourne du côté de la ruelle.)

NOCTURNES 89

Monsieur. ... soir. (Il se lève, va cher- cher la lampe, retire le verre, la rallume, la pose sur une petite table près du lit, et se re- couche après avoir pris Fort comme la Mort. Une fois recouché, il ouvre le volume, pousse un soupir de satisfaction forcée et se plonge dans sa lecture.

Madame, sans se retourner. Qu'est-ce que vous faites donc ?

Monsieur. Je lis.

Madame. Vous lisez? Ah çà, est-ce que c'est une heure pour lire?

Monsieur. Il faut bien que je m'occupe d'une façon ou d'une autre.

Madame. Dormez. On dort.

Monsieur. Je ne peux dormir que quand je suis de bonne humeur. Laissez-moi lire.

Madame. Ça n'a pas de bon sens. Qu'est- ce que vous lisez ?

Monsieur. Je lis un livre : Fort comme la Mort.

Madame. Vous l'avez déjà lu.

Monsieur. Je recommence.

Madame. D'abord ce livre est à moi.

90

NOCTURNES

Monsieur. Elle est bonne, c'est moi qui l'ai acheté... chez Achille.

Madame. Vous me l'avez donné.

Monsieur. ' J'ai eu tort. J'aurais du le garder.

Madame, qui se retourne. Et pourquoi ça, s'il te plaît?

Monsieur. Parce que... ma chère, parce que... Les femmes ont bien autre chose à faire... que de lire des romans... Elles lisent sans savoir, sans comprendre... tout ça n'est pas digéré... ça travaille dans leur cervelle... ça les change, et puis après on est tout étonné quand on...

Madame. Quand on quoi?

Monsieur. Rien.

Madame. Eteignez donc, ça vaudra mieux.

Monsieur. Un peu de silence, ma chère, n'est-ce pas? J'aimerais bien lire.

Madame. Je vous prie d'éteindre.

Monsieur. J'éteindrai quand vous dormi- rez, et que j'aurai fini mon chapitre. Vous aviez sommeil, vous tombiez... Dormez.

Madame. Je ne peux pas avec cette lampe.

>-OCTrRNES 91

Monsieur. Préférez-vous que j'allume deux bougies ?

Madame. Rien du tout. Monsieur. Chut... chut... Dodo l'en- fant.

Madame, qui lui arrache le livre des mains et le lance au milieu de la chambre. Tu... tu commences à me porter sur les nerfs, tu sais? Monsieur, il se lève sans mot dire, va ramas- ser le livre, le retape du plat de la main, et de- bout, en chemise, du milieu de la pièce, avec beaucoup de calme et de solennité. Jamais, tu m'entends bien? mon cher petit... jamais ne recommence ce que tu viens de faire là. Non?... Dans ton intérêt...

Madame. Je le recommencerai si ça me fait plaisir.

Monsieur. Non et non! Tu ne le recom- menceras pas... parce que... Madame. Parce que ? Monsieur. Parce que je ne le souffrirais pas.

Madame ironique, Oh! Et qu'est-ce que vous feriez? Non, je serais curieuse...

92 NOCTURNES

Monsieur. Je n'ai pas besoin de vous le dire. En attendant...

Madame. Ah! en attendant... Voyons un peu ce que vous avez trouvé en attendant?

Monsieur. En attendant je vais vous lais- ser... (Il s'asseoit, met ies chaussettes, son cale- çon).

Madame. Qu'est-ce qui vous prend? Vous vous rhabillez ?

Monsieur. Oui. [Pantalon.)

Madame. Complètement?

Monsieur. Oui. {Bottines, gilet.)

Madame. Vous avez l'intention de sortir?

Monsieur. Non. (Habit.)

Madame. Enfin, vous allez coucher quel- que part ?

Monsieur. Non.

Madame. allez-vous? Je veux savoir tu vas. J'ai le droit de le savoir.

Monsieur. —- Je vais dans le salon.

Madame. En habit? Quoi faire ?

Monsieur. Lire en paix.

Madame. Il n'y a pas de feu.

Monsieur. Pas besoin. Et puis j'en allu- merai. Là (su7' le seuil, la lampe à la main), je

NOCTURNES 93

n'ajouterai qu'un mot : Tu me fais beaucoup de peine. (Il sort).

Madame. Ah çà ! Vous emportez la lampe? {Pas de réponse.) Oh! Décidément oui... je crois que je le déteste ! Restes-y donc, va, dans ton salon, pendant que tu y es, Si tu crois que tu me prives, surtout aujourd'hui!

Monsieur, seul dans le salon, Avant cinq minutes, elle va me rappeler. {Un temps.) A moins qu'elle ne vienne me chercher elle- même. Quant à moi je ne céderai pas...

Maman me dit tout bas... poum poum... Maman me dit tout bas...

C'est vrai qu'il n'y a pas de feu. Ça m'est égal. J'y passerai la nuit, plutôt que de revenir le premier...

Me dit tout bas... poum poum...

{Il lit. Dix minutes se passent.) Elle ne me rap- pelle pas. C'est curieux. Attendons. {Dix autres minutes.) Rien. Je trouve ça fort. Je trouve même ça peu gentil. Oh! c'est incroyable. Elle va me rappeler. Mais, dame, c'est dur... son petit amour-propre... ça lui coûte. Évi- demment ça lui coûte. Patientons. (Dix autres

94 NOCTURNES

minutes.) Non! Ça n'est pas possible. Elle ne s'est pas endormie ainsi... sans se préoccu- per...? {Il regarde le cartel.) Deux heures et quart. Si à la demie, elle n'est pas venue, c'est moi qui vais aller la trouver, parce que... vraiment... ça dépasse les bornes! (QuandVai- guille marque deux heures vingt-cinq.) Elle a encore cinq minutes. (A la demie.) Cette fois, par exemple !... {Il sort du salon, la lampe à la main.)

Monsieur, entrant dans la chambre à cou- cher; monté, mais se contenant encore. Eh bien, voilà une chose... voilà une chose que je ne te pardonnerai pas de longtemps.

Madame. Quelle chose?

Monsieur. Rien. Vous ne dormez donc pas ?

Madame. Il paraît.

Monsieur. Je croyais que vous dormiez. Ça ne serait pas une excuse, mais au moins...

Madame. Quoi? quelle chose? qu'est-ce que vous voulez dire?

Monsieur. ...

Madame. Vous pourriez répondre quand on vous parle.

Monsieur. De mieux en mieux.

NOCTURNES 95

Madame. Encore une fois, quelle est cette chose que vous ne me pardonnerez pas?

Monsieur, éclatant. De me laisser seul dans le salon, pendant des heures. Quand je suis parti, je me disais : Non, elle ne va pas

me laisser m'en aller ainsi? J'attendais

est-ce que je sais, moi? quelque chose, un petit élan, un mot. Je voulais voir. Rien du tout! Tu m'as regardé partir, très tranquillement, sans un geste, sans une phrase de regret. Allons, allons! tu n'as pas heaucoup de cœur, je m'en aperçois ! Encore maintenant, depuis que je suis rentré, tu aurais pu... tu aurais te rattraper., me sauter au cou, me demander pardon... J'attends, de seconde en seconde... j'attends... Et tu ne bouges pas. Tu m'écoutes, tu me regardes, mais tu ne bouges toujours pas! Tiens... je vais retourner au salon... Tu ne sais pas le mal que tu me...

Madame. Enfin, qu'est-ce que vous vou- lez, là?

Monsieur. Ce que je veux?

Madame. Oui. Je ne serais pas fâchée de le savoir.

Monsieur. Il me semble que c'est pour-

96 NOCTURNES

tant bien clair! Je veux... je veux que tu aies pour moi les égards et l'affection auxquels j'ai droit... que tu ne me répondes pas insolem- ment comme tu le fais {elle hausse les épaules) et que tu ne hausses pas les épaules... Enfin quand je viens, moi, ton mari, gentiment... t'embrasser... que je te témoigne (et en y met- tant... Dieu saitl... toute la discrétion...) un peu de tendresse, tout de suite, tu détournes la tète, tu...

Madame. Nous y voilà.

Monsieur. Certainement nous y voilà. Oui, tu la détournes, la tête! Et puis, alors, c'est toujours les mêmes phrases. Je les sais par cœur depuis le temps !

Madame. Dirait-on pas... ?

Monsieur. Depuis plus de deux mois c'est la même chose, presque chaque fois : « Non... je t'en prie... Plus tard... Il ne faut pas m'en vouloir... Je n'étais pas comme ça autre- fois. »

Madame. Je le reconnais. Mais tu sais très bien toi-même que depuis bébé... oh! je ne le cache pas ... j'ai beaucoup changé. Telle chose qui dans les premiers

NOCTURNES

temps... aujourd'hui non ! Que, veux-tu que j'y fasse ? Quand je me lamenterai !

Monsieur. D'abord, tu ne te lamentes pas. Eh bien? et moi? Mets-toi à ma place. Est-ce que tu crois que c'est agréable pour un mari?... car enfin, de toi à moi, nous pou- vons mettre les points sur lesi...! Je suis jeune, je suis sain, je t'aime, je pense que de ton côté... il y a deux ans à peine que nous sommes mariés... Alors quoi? quoi ? je te ré- pugne! quoi? A.ussi, tes froideurs me... m'hu- milient, me froissent... à un point que... oh ! Et puis, laisse-moi donc, si tu m'aimais, mais là... comme on aime.

Madame. C'est étonnant que vous ne m'ayez pas encore accusée de vous tromper?

Monsieur. Je n'ai jamais dit ni pensé... Comment peux-tu... ?

Madame. Vous prétendez bien que je ne vous aime pas !

Monsieur. Moins. Beaucoup moins.

Madame. C'est donc... à ça que vous jugez l'amour, vous, les hommes?

Monsieur. Ça ne le prouve pas, hélas I mais ça y fait croire.

6

NOCTURNES

Madame. Enfin, il faut que je me rende malade? A'^oilà ce que vous voulez?

Monsieur. Est-ce que vous vous imagi- nez, par hasard, que je ne le suis pas moi, malade, en ce moment-ci !

Madame. J'en suis désolée, mon ami. Dites -vous aussi qu'il doit y avoir... qu'il y a beaucoup de maris dans votre cas. Comment font-ils ceux-là? Ils vivent pourtant.

Monsieur. Ils se... Ils s'arrangent ailleurs. Je ne sais pas.

Madame. Faites comme eux.

Monsieur. Et si je ne veux pas, moi? Si je ne veux pas vous tromper? Si c'est vous que j'aime, et pas d'autre que vous? Je ne me suis pas marié à vingt-neuf ans pour faire la fête, et recommencer les corvées! Sans ça, autant rester garçon. Je me suis marié pour changer ma vie, pour aimer une femme, hon- nêtement, rien qu'une, toujours la même... J'ai tenu à ce qu'elle fût jolie...

Madame. Merci.

Monsieur. Pour qu'elle me vît très long- temps amoureux d'elle... Bref, j'ai voulu avoir une femme à moi, à moi, à moi... Eh bien, je

NOCTURNES 99

constate avec tristesse que je ne l'ai pas. C'est un fait.

Madame. Vous l'avez eue.

Monsieur. C'est passé.

Madame. Vous l'aurez... Attendez. Prenez patience. Je vous l'ai dit et redit : ça n'est peut-être qu'une disposition passagère. Il est fort possible que tout d'un coup, d'un instant à l'autre...

Monsieur. Tu me prends pour un enfant. Non. Quand on a... vos idées, votre beau calme, quand on ne veut pas comprendre le mariage, l'accepter avec ses devoirs très modérés s'il le faut, et qui n'ont rien de si ter- rible, quoi que vous ayez l'air de dire ! eh bien! on se fait chanoinesse, mais on ne se marie pas.

Madame. Vous êLes délicieux ! Mais d'abord, est-ce que je connaissais quelque chose au mariage, moi, avant d'y entrer? Est-ce qu'on nous renseigne, les jeunes filles? Pas de danger. On se doute bien que ça nous ôterait l'envie plutôt que de nous la donner.

Monsieur. Dites donc tout de suite que vous regrettez de m'avoir épousé ?

100 NOCTURNES

Madame. Dans des moments comme ceux- ci, oui!

Monsieur, balbutiant Quel!... Oh!... Nous en sommes donc ! [Il fond en larmes.) Madame, calme Qu'est-ce que vous avez ? Vous pleurez?

Monsieur, qui ne se retient plus. Oui... je pleure. Je pleure... parce que... ça n'est... pas bien... non..

Madame, avec dédain. Un homme! J'au- rais honte.

Monsieur. ...Pas... pas honte avec toi. Vraiment... moi qui fais tout... la vie agréable. Madame. Te voilà dans un joli état. Monsieur, qui pleure doucement Ça me soulage... Si... Ça me soulage. Madame. Voyons... finis. Monsieur. {Il pleure.) Madame. Tu es ridicule, tu sais. Monsieur. Que veux-tu ! Madame. A quoi çarime-t-il? Monsieur. ...J'ai... du chagrin. Madame, regardant Vheure. Trois heures passées! Monsieur. Oui... il est bien tard.

NOCTURNES 101

Madame. Couche-toi donc, tiens.

Monsieur. Non... merci. Non...

Madame. Tu ne veux pas te coucher?

Monsieur, qui pleure plus fort. Non... je n'ai pas le courage... Ne me demande pas ça... non... non...

Madame, se résignant avec exaspération. Ah ! quand tu t'es mis quelque chose en tête, toi!... Écoute.

Monsieur. Quoi?

Madame. Eh bien...

Monsieur. ?

Madame. Alors : vite.

Monsieur. {Il s'essuie les yeux.)

VI

DEUX ETAGES

VI DEUX ÉTAGES

LE COLONEL MARQUIS DE NEUILLE.

BARON GUÊPE.

COMTE DE SAIXT-PARAY.

Tous trois de cinquante à soixante. Ils sont chez de Neuille, dans son petit appartement de a l'Union artistique » (ex-Impé- rial). Ils fument, ils parlent, les jambes au feu. Minuit et demi, en janvier.

Saint-Paray. Depuis quelque temps, je ne peux pas arriver à me réchaufTer... Il n'y a plus de bon bois.

Baron Guêpe. On prend de l'exercice... La marche.

Saint-Paray. Je ne peux plus marcher... Ainsi, rien que pour monter mes deux petits

106 NOCTURNES

étages, chaque fois c'est une affaire... Il faut que je prononce des paroles.

Marquis de Neuille. Imprévoyance. Trop galopé dans le temps. Alors aujourd'hui... Voilà.

Saint-Paray, à de Neuille, Quel âge avez-vous, sans indiscrétion?

Marquis de Neuille. Pourrais pas vous dire. C'est très embrouillé. Ce qu'il y a de sûr... que j'étais sous-lieutenant en Crimée. Fichu confortable entre parenthèses 1 Me rappelle encore Saint-Arnaud, qui crevait à cheval, vert comme une feuille, entre deux cavaliers pour l'empêcher de faire bonhomme. Très beau !

Baron Guêpe. Les premiers mots de sa lettre à VOffîciel: « Sire, le canon de Votre Majesté a tonné... »

Marquis de Neuille. L'Aima ! Saint-Paray. L'Aima. Baron Guêpe. Canrobert... Marquis de Neuille. -^ Les zouaves... Non, il faut avoir vu.

Baron Gl'êpe. L'empire commençait. Marquis de Neuille. Pleine gloire. Une

NOCTURNES 107

de ces sacrées perspectives... Peux pas penser à ça sajis que... Et que tout venait si bien, s'annonçait avec tant de... Une martingale! On aurait parié.

Saint-Paray. On avait la veine. Baron Guêpe. Au début. Saint-Paray. Et puis, et puis... Baron Guêpe. Oui.

Marquis de Neuille. La politique ! {Un silence.)

Baron Guêpe. C'est égal, on aura eu là, jusqu'en soixante-sept, huit, une pièce de douze à treize ans...

Marquis de Neuille. Inretrouvables. Baron Guêpe. Et même pour nos enfants, et nos petits-enfants.

Saint-Paray. D'abord, je ne sache pas que nous en ayons.

Baron Guêpe. C'est une manière de par- ler.

Marquis de Neuille. Et le chic, donc ! Saint-Paray. Ah! dame... ça... pour le chic... nous avons donné une note, un... tout à fait à part... bien à nous...

Batvon Guêpe. ~ Qu'on ne redonnera pas.

108 NOCTURNES

Saint-Paray. On essayera, on a déjà essayé...

Marquis de Neuille. Sans doute... se battra les flancs... mais n'aboutira à rien, j'entends à rien de propre.

Baeon Guêpe. Les femmes! Non... mais hein ?les femmes !

Saint-Paray. Oui, les femmes !

Marquis de Neuille. Ah ! les femmes! Inouï ! Ceux qui n'ont pas connu...

Baron Guêpe. Il y en avait là, aux Tui- leries, une cinquantaine.

Saint-Paray. Aux Tuileries, et ailleurs.

Marquis de Neuille. Partout. On mar- chait dessus.

Baron Guêpe. Et qu'elles étaient jolies à ce moment-là !

Saint-Paray. La duchesse d'Aboukir.

Marquisde Neuille. Étonnante !... chesse d'Aboukir... tonnante !

Saint-Paray. Je la vois encore, à che- val...

Baron Guêpe. Un grand bai, qui avait une liste...

Marquis de Neuille. Tonnante! Et puis,

NOCTURNES 109

précisément une des grandes choses, mais très chic choses qu'a faites l'Empire : A mis la femme à cheval. Avant, savait pas ce que c'était, la femme.

Baron Guêpe. C'est vrai. Et aussi hien la femme du monde que la cocotte.

Saint-Paray. Cora en est la preuve.

Marquis de Neuille. Doit une partie de sa vogue à ça... que c'est la première demoi- selle qui ait fait la retape à cheval. Raccro- cher du haut d'un pur sang. Une idée de génie !

Baron Guêpe. Sans compter qu'elle était bien placée en selle, la mâtine.

Saint-Paray. Nous savons tous pour- tant qu'elle avait la cuisse ronde.

Marquis de Neuille. Une fille qui était quelqu'un. (Un silence.)

Saint-Paray. Vous rappelez-vous ce soir Miss Howard trônait à TOpéra, avec des diamants de la tête aux pieds ?

Baron Guêpe. A une avant-scène, et l'Empereur dans la salle. On trouvait ça un peu fort. Gai, je me rappelle. Nous avons été

7

110 NOCTURNES

ensemble, ce même soir-là, passer une heure chez la Princesse Mathilde.

Marquis de Neuille. ... Cesse Mathilde ! Charmante... cœur généreux... rue de Cour- celles... Moi aussi, été bien souvent...

Saint-Paray. Les réceptions intimes à Saint-Gratien.

Marquis de Neuille. Très gai... voisi- nage de l'eau... les artistes...

Baron Guêpe. La Comtesse de Lan- gages... Vous vous souvenez, Saint-Paray ?

Saint-Paray. Je crois bien. Madame de Vianne.

Baron Guêpe. La marquise de Grisolles l

Saint-Paray. La baronne de Laumes !

Baron Guêpe. Diane de Quéroyl dont le mari... Thistoire du corset lilas.

Saint-Paray. La Princesse Pallanzani !

Marquis de Neuille. Xquise !

Saint-Paray. Loin d'être belle... affreuse même. Mais un corps, un esprit.

Marquis de Neuille. Et puis, si gadoue ! Xquise !

Saint-Paray, au baron Guêpe. Après la

NOCTURNES 111

mort du prince, est-ce que vous n'avez pas failli l'épouser ?

Marquis de Neuille. S'il a failli! D'un cheveu s'en est fallu. Sans moi...

Baron Guêpe. En effet, je l'ai échappé laide. [Un silence.)

Saint-Paray. Et puis alors l'Impéra- trice !

Marquis de Neuille. Pératrice ! un rêve !

Saint-Paray. Un sourire avec des pau- pières baissées qui était la merveille des mer- veilles, et une... comment dirais-je?

Baron Guêpe. Les mots manquent. Per- fection.

Saint-Paray. L'Impératrice, quoi !

Marquis de Neuille. Oui, oui... tout ça... Pératrice, cesse Mathilde... chesse d'Abou- kir... et toutes enfin... c'était l'instant, voyez- vous... pour profiter, bien respirer la vie. .. avec du beau soleil qui tapait là, à deux pas, place Concorde... Cristi !

Saint-Paray. Et puis des équipages... des Daumont... de la femme...

Baron Guêpe. Des uniformes qui fai-

112 NOCTURNES

saient jouir l'œil... L'air sentait bon... tout le monde content, l'âme vaporeuse...

Marquis de Neuille. Un vrai temps pour être jeune.

Saint-Paray. Ce qu'on s'y est fait vieillir par exemple !

Marquis de Neuille. Oui, ça n'a pas traîné. On s'est hypothéqué double...

Baron Guêpe. Mais on a vécu le maxi- mum... deux fois deux, six fois six, toujours en augmentant...

Saint-Paray. Et dans de belles condi- tions !

Baron Guêpe. Ah ! !

Saint-Paray. C'est-il assez dommage que ça n'ait pas duré ! Nous ferions une autre tête aujourd'hui.

Marquis de Neuille. Une mieux.

Saint-Paray. De Neuille serait maré- chal.

Marquis de Neuille. Bonne blague.

Saint-Paray. Pourquoi pas ? Guêpe se- rait quelque histoire dans la Grande Véne- rie...

NOCTURNES 113

Baron Guêpe. Et toi, toujours cham- bellan.

Saint-Paray. Seulement, il faudrait que j'aie d'autres jambes, parce que ça ne serait pas gai.

Marquis de Neuille. Serait toujours plus gai que cette... veux pas dire quoi d'existence que nous menons... Des étran- gers, des messieurs du moyen âge nous fai- sons l'effet... Tout changé. Jusqu'à notre chez nous, h' Épatant ils appellent ça! Comme si nous autres, nous nous laissions épater par... Enfin !

Saint-Paray. Oui. Nous aurons beau pleurer.

Baron Guêpe. Ni chaud ni froid. Allons nous coucher, tenez, Saint-Paray.

Saint-Paray. Allons. {Il se lève.) Aïe! Misère humaine.

Marquis de Neuille. En faire autant. Dans le fond... encore que ça : sommeil, bon sommeil. Tant que je dors, rien ne m'em- bête.

Baron Guêpe. Bonsoir, ami.

Marquis de Neuille. Soir.

II

MARQUIS DE TONNEINS, trente-trois ans. VICOMTE DE PAGNY, trente-cinq ans. BARON THOUARÉ, vingt-neuf ans.

Tonneins.Pagny et Thouaré sont assis, au même cercle, à l'Épa- tant, dans un des salons, ils se trouvent seuls à cette heure avancée : deux heures et demie du matin.

Marquis de Tonneins. Décourageant !

Vicomte de Pagny. Quoi de cassé ?

Marquis de Tonneins. J'ai encore em- poigné la culotte.

Vicomte de Pagny. La petite culotte. Un tutu.

Marquis de Tonneins. C'est vrai. Mais la petite culotte tous les soirs...

Vicomte de Pagny. Ça finit par faire la grande : à pont et à sous-pieds.

Baron Thouaré. Moi, je suis vanné. Je

NOCTURNES 115

voudrais manger quelque chose. Voilà vingt minutes que je tâche d'avoir faim... Peux pas y arriver.

Vicomte de Pagny, à Thouaré. Qu'est-ce que tu as fait ce soir?

Baron Thouaré. Théâtre.

Vicomte de Pagny. Quel?

Baron Thouaré. Vaudeville.

Vicomte de Pagny. Amusé ? Non. La pluie.

Baron Thouaré. Me rappelle plus de qui... Mais c'était d'un rasoir! Je suis sorti, mon cher, avec la tête, tu sais... comme quand je viens de travailler... d'écrire une lettre.

Vicomte de Pagny. Seul tu étais ?

Baron Thouaré. Non, avec Reine. C'est elle qui avait voulu. Alors ! chasseur, bai- gnoire, mangé au galop parce qu'elle veut toujours voir le commencement... Horreur de ça.

Vicomte de Pagny. Et parti avant la fin?

Baron Thouaré. Tiens I Reine m'a déposé ici... lu la Vie, chipoté quelques jetons, au

116 NOCTURNES

second tableau, sur la banque de Champigné, finalement obtenu douze petits louis, et de- puis, pas moyen d'avoir un peu faim !

Vicomte de Pagny. Ne t'affecte pas.

Marquis de Tonneins. Tout ça, c'est la faute de Parnac, avec sa rage de tirer !

Vicomte de Pagny. Oh ! je t'en prie, mon petit, hein ? quand tu perds, ça te dure encore huit jours après la partie. C'est assommant ! Moi qui me suis un peu refait ce soir...

Baron Thouaré. C'est vrai, ça ôtetout le plaisir.

Vicomte de Pagny. Tu ne vois que toi.

Baron Thouaré. Tu en seras quitte pour taper ton oncle de Neuille une fois de plus.

Vicomte de Pagny. Et ça ne sera pas la dernière, va î

Marquis de Tonneins. Ah ! vous êtes gentils ; vous êtes des amis. C'est comme mon oncle de Neuille. Parlons-en ! Chaque jour il s'aigrit. Je ne peux pourtant pas, pour qu'il me paye mes dettes, installer le prince Victor à l'Elysée !

Vicomte de Pagny. On essaye.

Marquis de Tonneins. Est-ce drôle tout

NOCTURNES 117

de même que ces vieilles guêtres blanches de l'Empire ne peuvent pas arriver à prendre leur parti des choses... Tous comme Valen- tine de Milan : des veuves inconsolables.

Baron Thouaré. A qui le dis-tu I Mon cousin Guêpe est taillé sur le même patron.

Marquis de Tonneins. On a beau leur ré- péter : « C'est fini, ratiboisé. Ne pensez plus aux Cent-Gardes. » Non, ils s'obstinent. Ils continuent à porter des cravates flottantes, ils ne rapetissent pas leurs rosettes... ils citent des traits de bonté de Marguerite Bellangé...

Vicomte de Pagny. Et le quinze août, chaque année, ils nous font une mine comme s'ils avaient le choléra.

Baron Thouaré. C'est épatant.

Vicomte de Pagny. Cependant, il y en a quelques-uns qui se sont consolés... tiré les grouses chez le comte de Paris.

Baron Thouaré. - Tout là-bas... perfide Albion. Bien peu, va.

Vicomte de Pagny. On dira d'eux ce qu'on voudra. Moi, dans le fond, la politique, je m'en moque et contre-moque j'y com- prends rien d'ailleurs ; mais ces gens de

7.

118 NOCTURNES

l'Empire... ils avaient un chic... ils avaient trouvé un chic... Faut en convenir.

Marquis de Tonneins. Un chic! La belle affaire!... N'ont rien inventé. Bien avant eux... Henri III aussi avait trouvé un chic.

Baron Thouaré. Tu veux dire un genre.

Vicomte de Pagny. Le genre masculin.

Marquis de Tonneins. Oh ! si vous faites des mots ! Je veux dire que l'Empire n'a pas confisqué le chic... On retrouvera autre chose, allez... Suis sans inquiétude.

Baron Thouaré. Nous sommes là.

Marquis de Tonneins. -— Et puis enfin, c'est fini cette chasse à courre... Pas de notre faute, mais c'est fini. Place à ceux qui sui- vent.

Baron Thouaré. Aux jeunes.

Vicomte de Pagny. Le fait est que c'est effrayant quand on regarde en arrière... tout le Bottin huppé de ce régime qui a eu tant de gourmette... A part quelques noms qui sont restés sans reproche... quelle débandade !

Baron Thouaré. N'y a que l'embarras du choix.

Marquis de Tonneins. M"» de Grisolles

NOCTURNES 119

n'a-t-elle pas été compromise dans une pas très belle affaire ?

Baron Thouaré. Savons... chantage.

Vicomte de Pagny. M"'^ de Viannes... suicidée... Du moins, on l'a dit beaucoup.

Baron Thouaré. Princesse Pallanzani!

Marquis de Tonneins. —Ah! celle-là... elle est au Carmel.

Baron Thouaré. Mais qu'est donc deve- nue la baronne de Laumes ?

Vicomte de Pagny. Vous en êtes là? elle a été enlevée par une violoniste péruvienne.

Marquis de Tonneins. Après la guerre, j'y suis.

Baron Thouaré. Musique de chambre.

Marquis de Tonneins. Et le baron , l'homme le plus trompé de la Cour?

Vicomte de Pagny. On m'a dit qu'il était à Constantinople il gagnait de l'argent.

Baron- Thouaré. Ça lui était bien la Corne-d'Or.

Vicomte de Pagny. Et la comtesse de Quéroy... qui vit avec un penseur^ vous savez, un de ces gens qui vont dans les villes d'eaux

120 NOCTURNES

en habit, et qui se font bander les yeux pour deviner on a caché les bagues...

Marquis de Tonneins. ... Et qui les trou- vent régulièrement.

Baron Thouaré. ... Mais qui ne les rap- portent pas toujours.

Vicomte de Pagny. Enfin, cette pauvre duchesse d'Aboukir, y a pas quinze jours...

Marquis de Tonneins.— Quoi donc? Suis pas au courant.

Baron Thouaré. Ni moi.

Vicomte de Pagny. Elle est folle.

Baron Thouaré. Allons donc !

Vicomte de Pagny. Folle à s'asseoir. Voilà comment ça lui est venu. A la suite d'une maladie à laquelle on ne comprend pas un clou... Les médecins eux-mêmes... savent pas, se tirent la langue... eh bien elle a perdu ses cheveux, ses sourcils, ses cils, et toutes ses dents...

Baron Thouaré. Dur.

Vicomte de Pagny. Et alors, on raconte que la première fois qu'elle s'est vue comme ça dans une glace...

NOCTURNES 121

Marquis de Tonneins. Elle n'en revenait pas.

Vicomte de Pagny. Les bras lui en sont tombés...

Baron Thouaré. Aussi les bras ! Ah ça...

Vicomte de Pagny. Et elle est devenue folle, raide folle.

Baron Thouaré. Elle a raison.

Marquis de Tonneins. Veut dire?

Baron Thouaré. Dame, mon cher... Y a- t-il un de nous qui saurait supporter genti- ment... résignation... une pareille... la chose des cheveux, du cil, etc. ? Non, n'est-ce pas ? Rends-toi compte. Aussi je m'explique très bien qu'une ferume, et vieille comme la du- chesse... n'ait pas été en humeur d'accepter... Quoi! Elle a pris le seul bon parti... Je trouve même ça bien et honorable... pan!... folle à la minute! Très crâne, sans calembour. Et puis, je pense à un détail : Ça va faire une entre- colonnes de libre.

Marquis de Tonneins. Elle passe aux Abraham- Samuel.

Baron Thouaré. Tout ça est bien épa- tant, en effet.

122 NOCTURNES

Vicomte de Pagny. Même chose pour le demi. Cora... dont n'avons eu que le dé- clin...

Marquis de Tonneins. Il était encore très ferme.

Vicomte de Pagny. ... et qui est morte de misère dans le mauvais meublé d'une rue bo- napartiste...

Baron Thouaré. Rue Bassano, oui.

Vicomte de Pagny. C'est toi qui as même payé pour tout... corbillard... je crois?

Baron Thouaré. Oui... Et ce n'était pas cher. Pauvre Go !

Vicomte de Pagny. Tenez, tenez... quel- qu'un qui a eu encore son quart d'heure aux Tuileries, c'est... chose... aidez-moi donc! l'abbé... retiré... qui a aujourd'hui une barbe et des pantalons ?

Marquis de Tonneins.— Oui, oui... qui a prêché l'AvenL

Baron Thouaré. Pendant et après.

Vicomte de Pagny. Enfin, si on voulait passer en revue... on en aurait pour jusqu'à demain... parce que l'enterrement de cette société... c'est une des machines les plus

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extraordinaires qu'on ait vues... Quand on croit qu'on a dit tous les drames, tous les deuils... il y en a encore, et encore, et en- core...

Baron Thouaré. Ah! mon Dieu... après tout... pas spécial à ce régime... fin de la mo- narchie n'a pas été non plus une partie sur l'herbe... autrement tragique... et aujour- d'hui... ce qui reste d'aristocratie...

Marquis de Tonneins. Beaucoup à dire.

Baron Thouaré. Non, la vérité... c'est que tout ça est bien dans le lac... Et dame, je comprends que ça fasse réfléchir. Ainsi, l'autre jour, j'étais en voiture avec Reine... Elle avait sur son manchon un petit bouquet de ces fleurs qu'on vend dans la rue; je le regardais ce petit bouquet, nous ne parlions pas... et je pensais, je pensais dans ma tète : Voilà. L'Empire aura déferlé, et il n'en res- tera peut-être que ça : les violettes. Dix cen- times. C'est épatant.

(Un silence. Ils se lèvent et se séparent.)

VII

L'AMI DE TOUS LES INSTANTS

VII L'AMI DE TOUS LES INSTANTS

JACQUES DE BARFLEUR, trente-cinq ans. PAUL CHaMBOIS, vingt et un ans.

Minuit moins le quart. Sur le trottoir, boulevard de Strasbourg Jacques et Paul sortent de la Scala. Ils sont debout, près d'un coupé de maître.

Barfleur. Un peu d'air, n'est-ce pas? nous marchons.

Chambois. Oui, mais pas longtemps. ' Barfleur, au cocher. Vous avez dîné, Léon?

Le Cocher. Oui, monsieur le comte.

Barfleur, qui regarde le cheval. Ah! ah!

128 NOCTURNES

c'est Soliman. Le voilà enfin rétabli, ce vieux biquet I

Le Cocher. Mais oui, monsieur le comte.

Barfleur. Eli bien, allez nous attendre devant la Paix. [Léon touche et file.)

Chambois. Je te disais : pas longtemps, parce que... tu te rappelles... ce soir, la tête... pas bien du tout...

Barfleur. J'avais ça la semaine dernière. N'y pense pas.

Chambois. Alors je vais rentrer me cou- cher dans un instant.

Barfleur. Convenu.

Chambois. Si je t'en reparle, c'est que tu m'as déjà emmené dîner de force...

Barpleur. Plains- toi! la petite table du coin, chez Paillard... Oui ou non, t'ai-je fichu de bonnes choses?

Chambois. Excellentes. Je souffrais, j'ai pas pu manger. Après, quand j'ai voulu te quitter, tu as poussé des cris. « Ah non! allons quelque part.,, allons à un beuglant! » Il te fallait le beuglant...

Barfleur. Mais oui; de temps à autre, je ne déteste pas... c'est de l'hygiène.

NOCTURNES 129

Chambois. Je n'ai pas voulu te contrarier. Tu as choisi la Scala; nous en sortons... à présent laisse-moi...

Barfleur. Tais-ioi donc... Ça ne t'a pas fait de mal. Au fond tu avais besoin de la chanson pour te remettre. [Il fredonne.)

C'est la chanson qui donne à l'ouvrier

La joie au cœur, et le cœur à l'ouvraaaage !...

Chambois. Erreur. Elle ne m'a pas remis, la chanson.

Barfleur. Tu t'écoutes trop !

Chambois. Enfin, je n'en peux plus. Je suis assez fatigué!... Demain, à la maison, les parents vont me faire une figure. Je préfère rentrer.

Barfleur. Tu Tas déjà dit, bouffi.

Chambois. Ça ne te fâche pas?

Barfleur. Fâcher... Es-tu hête quand tu as la flemme! Du moment que tu es mou comme une serviette, va te coucher, mon pauvre vieux... je ne suis pas despote au point de vouloir. . .

Chambois. Merci.

130

NOCTURNES

Barfleur. Seulement, nous voilà à moitié chemin, accompagne-moi jusqu'à la Paix.

Chambois. La Paix... oui... c'est encore assez loin, sais-tu?

Barfleur. Plus nous marchons, plus ça se rapproche.

Chambois. J'entends, mais...

Barfleur. Je te donnerai la voiture, làî

Chambois. Tu es bien gentil.

Barfleur. Je le crois que je suis gen- til!... C'est toi qui ne l'es pas! avec tes idées de fatigue et d'aller te coucher... Est-ce que je me couche? qui est-ce qui se couche à cette heure-ci? veux-tu me le dire?

Chambois. Encore quelques personnes.

Barfleur. Tra la la. Des vieux, des gens terminés, ou alors des pauvres bougres... qui ont à travailler le matin. En dehors de ça, je ne vois pas de Parisiens un peu propres en pincer tellement pour leurs toiles...

Chambois. Blague, mon bon; quand on est malade.

Barfleur. D'abord, tu n'es pas malade.

Chambois. Moi?

NOCTURNES 131

Barfleur. Tu es indisposé. Et sais-tu pourquoi? parce que tu as faim.

Chambois. Faim! àh! Dieu non! je n'ai pas pu avaler une bouchée à table, tu le sais bien.

Barfleur. C'est précisément parce que tu n'as pas dîné, qu'à cette heure tu as faim. Ton estomac crie.

Chambois. Il ne crie pas.

Barfleur. Je l'entends. Il demande des huîtres.

Chambois. Il demande du thé bouillant et un lit.

Barfleur. Aimes-tu les Ostende? moi je les adore. Hein? qu'est-ce que tu dirais d'une douzaine de petites Ostende, bien fraîches... bien ruisselantes, avec le citron citronneux... et le joli Chateau-Yquem des familles... qui fait l'été dans les verres!... Hein? vieille cra- pule, ça démolit un peu ta tisane bouillante? Entendu, n'est-ce pas? Tu verras après, comme tu vas te sentir carré par la base... envie de donner des coups de poing aux messieurs, et des... hem! aux dames... tu verras! tu seras étonné!

132 NOCTURNES

Chambois. C'est possible. Mais soyons sérieux. Nous sommes place de l'Opéra...

Barfleur. Tu vas me laisser aller tout seul à la Paix?

Chambois. Oui.

Barfleur. Voilà bien les amis.

Chambois. Tu es vj-aiment drôle.

Barfleur. Qu'est que ça peut te faire d'entrer un instant avec moi?

Chambois. Non.

Barfleur. Tu t'assois, tu regardes et tu te lèves.

Chambois. Alors, ce n'est pas la peine.

Barfleur. Tu parlais de prendre du thé. Prends-le là. Ils le réussissent dans la perfec- tion. Et puis, il n^y a rien de bon pour toi comme le thé... C'est tonifiant, c'est...

Chambois. Il ne me fera pas autant de bien que si je l'avale au moment de me mettre au lit. Adieu.

Barfleur. Une seconde. Ça n'est vraiment pas gai, ma parole, de passer la soirée avec toi. J'étais en train, j'avais un paquet d'idées, je me disais : Nous allons nous amuser, rire. Et puis, non. La marche funèbre de Chopin:

NOCTURNES 133

« Mal à la tête, mal au ventre, mal au cœur... Aller faire dodo. » Moi, en attendant, ça n'est pas pour te faire un reproche, mais je t'ai flanqué le poulet archiduc, et les petits homards, et la gamelle à la d'Orléans, tout enfin... Et puis voilà le remerciement! Aus- sitôt après le bol, tu me lâches I...

Chambois. -- Après le bol! Il est une heure dix!

Barfleur . Non, tu auras beau te débattre. . . Ça n'est pas amical... Tu ferais beaucoup mieux de me dire tout bêtement la vérité. Tu es attendu ailleurs, dans une compagnie plus agréable que la mienne, l'heure te presse, et alors tu cherches, tu inventes des prétextes... tu te bats les flancs pour prendre congé de moi...

Chambois. C'est trop fort! Mais je te jure...

Barfleur. Ne jure pas, il n'y a pas besoin de te donner tant de peine pour avoir ta liberté, va. Tu veux partir, pars. De Thumeur dont je suis à présent, je me trouve hors d'état d'aller à la Paix. J'allais prendre un chocolat, comme je l'aime, avec des petites brioches chaudes.

134 NOCTURNES

Ta m'en prives, soit. Je vais monter au Cercle je jouerai et j'empoignerai la culotte. Ça sera encore de ta faute. Aussi, en échange, tu peux bien, franchement, m-e faire l'amitié de traverser le boulevard, et de me conduire jusqu'à la porte. Léon te ramènera chez toi. Tu refuses?

Chambois. Non, je traverse et je t'accom- pagne, puisque tune vas que là.

Barfleur. Oh! je sais bien que si j'avais le malheur de faire trois pas de plus, monsieur ne me les accorderait pas!

Chambois. Je suis éreinté, je me tue à te le dire.

Barfleur. Et moi? Crois-tu par hasard, que je ne le sois pas, éreinté? Je m'épuise à essayer de t'amuser. Je m'ingénie à te distraire depuis deux heures, sans pouvoir y réussir. Alors, vraiment tu n'es pas attendu ailleurs? Pas unepetite.-.quelquepart... en chemisette... qui regarde la pendule ?

Chambois. Mais nulle part, encore une foisl

Barfleur. Veux-tu me le prouver?

Chambois. Comment?

NOCTURNES 135

Barfleur. Monte avec moi une demi- heure à l'Américain. J'oublie tout ce que tu m'as fait, et je renonce au plaisir d'aller gagner au cercle une belle plaque de cinq mille. Ah! si tu es un ami, tune me diras pas non? Une demi-heure? Rien qu'une?

Chambois. Écoute. C'est bien parce que c'est toi par exemple!... une demi-heure seulement ; pas cinq minutes de plus.

Barfleur. Convenu. Enfin, je retrouve mon Chambois! Je t'aime bien, Paul, tu sais, je t'aime beaucoup. C'est stupide, mais j'ai un attachement pour toi... dont tu ne te fais pas idée ! . . . Tout pour toi, pour te faire plaisir !

Chambois. Je le sais, mon bon camarade.

Barfleur. Si je ae t'avais pas, il me manquerait un compagnon.

Chambois. Montons vite.

Barfleur. Oui. Écoute. Ça n'est pas d'hier que nous noctambulons. Quand nous serons fanés, dis donc, vieux, le passé ne nous manquera pas. Un tas d'affaires. Te rappelles- tu cette nuit, à trois heures du matin, rue de Rivoli, nous avons vu par terre un cheval mort, un cheval de fiacre, tout seul, aban-

136 NOCTURNES

donné... là... « Quand ça vous dira de me ra- masser, vous pouvez ! » On voyait briller ses grandes dents blanches...

Chambois. Ça nous a fait penser à la guerre, aux champs de bataille, plus tard...

Barfleur. Oui, il m'est resté dans la cer- velle, ce dada mort.

Chambois. Nous montons?

Barfleur. Nous montons. (Il s'arrête de- vant V Américain et regarde à Ventresol.)

Chambois. Qu'est-ce que tu regardes?

Barfleur. Je regarde la place il y avait les Faucheurs. C'est fini à présent. L'eau bénite a été jetée. C'est dommage. On a eu quelques moments bien agréables, avec des bons amis. Tu es trop jeune toi, tu n'as vu que l'agonie.

Chambois. Montons-nous, ou ne montons- nous pas ?

Barfleur. En bien, j'aime autant pas, tiens ; je ne peux pas monter cet escalier sans me rappeler toutes les parties... Non, décidé- ment j'aime autant pas. Que veux-tu! la nuit, je m'attendris pour rien. Jamais tu ne me verras donner deux sous à un pauvre dans le

NOCTURNES 137

jour; mais, la nuit, mes culottes s'il me les demande. Ma nature.

Ohambois. Alors adieu.

Barfleur. Ma foi, oui, adieu; tu avais peut-être raison. Regagnons chacun notre lit.

Chambois. Adieu. {Ils restent une seconde sur le bord de la chaussée.)

Barfleur. Adieu. Traversons, nous al- lons nous faire écraser. (7/s traversent.) Je t'ac- compagne dix pas. {Arrivé au coin de la place de VOpéra et de la rue du Quatre-Septemhre.) C'est ici (il s arrête), c'est ici, tu m'entends, devant le chapelier et le marchand de jouets que, depuis trois ans, j'ai trouvé mes meil- leures maîtresses.

Chambois. Allons donc. Elles t'attendent sur le trottoir?

Babfleur. Non. C'est moi qui les attends. Quand j'ai besoin d'une compagne pour quel- ques mois, je fais un effort, je me lève pen- dant huit jours de suite à sept heures. Je viens me poster. Et il en passe, il en passe...

Chambois. Quoi? Marchons. {Ils repartent).

Barfleur. Des petites ouvrières.

Chambois. Qui ne demandent qu'à tra-

8.

138 NOCTURNES

vailler. [Résolument.) Celte fois-ci, c'est la bonne. Adieu, adieu, adieu!

Barfleur, faisant signe au coupé qui n'a cessé de le suivre pendant deux heures. Monte.

Chambois. Non. vas-tu?

Barfleur. A la maison. Léon te ramè- nera. C'est son chemin de commencer par moi.

Chambois. Ah! tu m'en fais faire un métier!

Barfleur, qui depuis un instant regarde fixement un fiacre arrêté à dix pas. Attends donc! attends donc! Sais-tu qu'il y a, dans cette Urbaine, une femme qui n'a pas l'air mal?... mais pas mal du tout...

Chambois. Ah ! non I non!

Barfleur. Qu'est-ce qu'elle pratique? Ça m'intrigue. Si nous allions voir de près? ? On pourrait peut-être lui demander son petit nom?

Chambois. Tues à battre.

Barfleur. Une idée : Nous l'abordons, nous l'emmenons souper, nous la grisons, nous la... vas-tu? (Il le retient par la manche,]

NOCTURNES 139

Chambois. Je fiche mon camp. Tu dé- passes les bornes.

Barfleur. Ne hurle pas. J'y renonce, là. Monte dans lacagnole. {Ilmonte. Chambois aussi. A Léon.) A la maison ! [A Chambois.) Tu ne diras pas que je ne fais pas tout ce que tu veux.

PENDANT LE TRAJET

Barfleur. ... Enfin... pas moyen... sémi- nariste...

Chambois. ... Raisonnable... certaines limites...

Barfleur. ... Un peu d'amitié... la plus petite des concessions...

Chambois. ... Toutes les fois... au grand jamais!...

Barfleur. ... Une leçon pour l'avenir...

Chambois. ... Comme toi une santé de fer...

Barfleur. ... Absolument province...

Chambois. ... Temps pour tout.

Barfleur. ... Zut.

[Ils sont arrivés. Le coupé s'arrête. Ils descen- dent tous deux rue Marbeuf.)

140 NOCTURNES

Barfleur, qui tire la poignée du timbre. Tu entres une seconde ?

Chambois. Mais, ah ça '....(Lapories'ouure.)

Barfleur, qui le prend et lepousse. Entre. Cette porte ne peut pas rester éternellement ouverte.

Chambois. Nom d'un nom de... Que tu es grappin !

Barfleur. Ne pleure pas. Je te donne un cigare.

Chambois. Je n'en ai pas besoin de ton cigare.

Barfleur. Tu l'emporteras tout de même. (Il entre dans sa chambre, il allume le gaz.) Ah ! Il jette son chapeau, sa canne sur un fau- teuil.) Ça fait plaisir de se retrouver chez soi. (Il regarde Chambois.) Qu'as-tu?

Chambois. -— Je t'admire. Tu es extraordi- naire.

Barfleur. Assois-toi. Tu permets que je me déshabille. (Il commence à se dévêtir.)

Chambois. Continue. De mieux en mieux.

Barfleur, qui retire ses vêtements. Je ne connais rien d'agréable, vois-tu, (Hop! le gilet.) comme de se mettre (Le haut du pantalon.) à

NOCTURNES 141

son aise. Ça et une bonne pipe {Argent dans la soucoupe.) Idéal! C'est gentil, ma chambre, n'est-ce pas ? C'est bien intime.

Chambois. {Rien.)

Barfleur, chemise de nuit. Eh bien, vieux camarade, nous aurons passé tout de même {Chaussettes.) une bonne petite soirée? {Il bâille.)

Chambois. {Rien.)

Barfleur, qui grimpe au lit. Ah ! sapre- lotte... [Il se met les deux bras derrière la tête.) C'est égal! Onf! {Il fredonne.) Parapa... pa... pi... pa...

Chambois. {Rien.)

Barfleur. Je suis bien, je me sens, tu sais, comme reposé. Un bien-être, quoi! un réel bien-être. {Il bâille.) J'avais... (Il bâille.) J'avais besoin de ça. {Il bâille; ses yeux se fer- ment. Ils s ouvrent.) Oui... Oh! dis-moi... dis- moi donc... ce... ce... {Ils se ferment.) ce che- val mort... {Ils s ouvrent.) hein? Ahl c'est toi?

Chambois. (Rien.)

Barfleur. Oui... oui... je te reconnais... Eh bien... tu sais?... bonsoir... Est vraiment tard... Je te demande pardon de te renvoyer...

142 NOCTURNES

Vraiment tard... [Chamhois se lève.) Teins le gaz... t'en allant. A demain!... le gaz... t'en allant... {Il ronfle.)

Chamhois se lève, pâle, vaincu. Il éteint le gaz et sort. Une fois dehors, plus de voiture. Le cocher Léon est parti. Le jour commence à poindre. Alors Chamhois relève le col de son paletot, et rentre à pied. Il demeure de Vautre côté de Veau.

VIII

LES JUIFS

VIII LES JUIFS

ADRIEXNE D'EVIAN, plus près de trente que de vingt-cinq. MARQUIS DE ROSAL, quarante ans. PIERRE DE SAVIN, trente-cinq ans. JACQUES DE GHALLANS, vingt-neuf ans. BENJAMIN JACOB, trente-six ans.

Très tard, chez Adrienne, l'on a soupe froid en revenant d'un petit théâtre. On a îîni et on fume.

I

Jacques de Challans, remarquant un hra- celet-chaînette au poignet d' Adrienne. Tiens, c'est gentil ça, je ne le connaissais pas. Il n'y a pas longtemps que tu l'as gagné.

Pierre de Savin. A quelle sueur?

9

146 NOCTURNES

Adrienne d'Evian. Ne commence pas à en dire. C'est Oob [Elle montre Benjamin Jacob.) qui me l'a donné.

Pierre de Savin. Il te met bien!

Adrienne d'Évian. Voilà comme il est, lui! Tandis que vous, les chrétiens, de vrais juifs tous tant que vous êtes.

Jacques de Challans. là-bas ! ! pas de gros mots.

Pierre de Savin, à Adrienne. Tu oublies que Oob est là?

Adrienne d'Evian. Il s'enfiche un peu, Cob.

Benjamin Jacob. A un point dont vous ne pouvez vous faire une idée !

Adrienne d'Evian. Il l'est juif, parce qu'il est comme ça. C'est pas de sa faute . On ne choisit pas son père. Sans ça... Eh bien encore! tout le monde penserait à M. de Rothschild...

Benjamin Jacob. —Même des catholiques.

Pierre de Savin. J'en ai peur.

Adrienne d'Évian. Vous ne me laissez pas finir, mais Cob est le bon Juif... le Juif gentil, le bon Juif, quoi I

NOCTURNES 147

Jacques de Challans. Nous avions déjà lebon larron.

Pierre de Savin. Ah oui... celui qui avait une verge qui est restée... la verge de rAaron?Non! c'est pas celui-là... je confonds.

Adrienne d'Évian, à Benjamin. C'est comme ça que te te laisses insulter, mais ré- ponds-leur donc.

Benjamin Jacob. Ça n'en vaut pas la peine. Je fume, je suis bien.

Adrienne d'Evian, à Benjamin. Tu as de l'estomac. [A Savin et à Challans.) Et puis, vous autres, vous auriez besoin de revoir un peu votre Histoire Sainte.

Pierre de Savin. Je mêla rappelle, va... les deux Testaments. Ils sont deux : lancien et puis le neuf.

Jacques de Challans. L'époque il y avait tant de chameaux !

Pierre de Savin. Ça n'a pas bougé. Oui... j'ai lu ça quand j'étais petit... les filles de Loth qui ont été changées en sel parce que leur père était somnambule... Dans ce temps- on couchait sous la tente...

14 NOCTURNES

Jacques de Ohallans. On avait de grandes cannes-Mascotte.

Pierre de Savin. Et on ne mangeait que des figues. Ahl là! qu'on devait s'embêter. Non! Mais nous vois-tu?

Adrienne d'Evian. Ce n'est pas pour dire, vous êtes bien crétins ce soir.

Benjamin Jacob. Ne les retiens pas.

Adrienne d'Évian. Ah! Dès qu'il s'agit des choses qui sont un peu du côté de la reli- gion, je n'aime pas qu'on plaisante.

Benjamin Jacob. C'est la mienne qu'ils blaguent, tu ne comprends donc pas?

Adrienne d'Evian. Enfin je répète que je n'aime pas. C'est pour la même raison que... je ferais la fête jusqu'à cent ans...

Pierre de Savin. Tu la feras, et on t'ap- pellera : La Chevreul !

Adrienne d'Evian. ... Je ne souffrirai jamais, devant moi, qu'on dise du mal des prêtres.

Pierre de Savin. Tu as raison.

Jacques de Challans. Ça te fait hon- neur 1

Adrienne d'Evian. Parce que les prêtres

NOCTURNES 149

c'est les prêtres. Ils n'empêchent pas le monde de s'amuser, et puis c'est des braves gens qui ont aussi bien des tracas dans leur partie. Il y en a de très malheureux. Ainsi, du temps que j'étais sage, que je n'étais pas encore réputée, j'en ai connu un.

Pierre de Savin. Un curé?

Adrjenne d'Evian. Oui... qui était si en loques et si pauvre qu'il avait toujours l'air d'être habillé en homme. Et puis, à propos de pauvres, j'ai une chose à vous dire.

Jacques de Ohallans. Je parie qu'elle va nous taper!

Adrienne d'Evian. En plein. Vous vous rappelez Christine?

Pierre de Savin. Christine de Bruges?

Adrienne d'Evian. Oui.

Jacques de Challans. Eh bien, qu'est-ce qu'elle a? L'influenza?

Adrienne d'Evian. Elle est à l'hôpital pour la semaine prochaine.

Pierre de Savin. Allons donc! Après tout ce qu'elle m'a coûté, car elle m'en a coûté, du bel argent 1 Au bout de deux ans

150 NOCTURNES

qufî nous avons été ensemble, j'étais rincé comme une carafe.

Jacques de Challans. Alors elle n'a plus une pépite?

Adrienne d'Evian. Rien. Seulement, comme il faut toujours se soutenir entre ca- marades, et qu'avec vous autres nous ne sommes jamais sûres de nos vieillesses, j'ai eu l'idée, pour cette pauvre Christine, en attendant mieux, de mettre une de mes bagues en loterie... mon grand rubis carré qui est en- touré de brillants. Vous avez du me le voir?

Pierre de Savin. Comment ! celle que Cob t'a donnée il y a quatre ans ? [A Benjamin.) Nous l'avons achetée ensemble.

Adrienne d'Evian, à Benjamin. Non... ce n'est pas toi...? mais si, au fait, c'est toi... C'est drôle, j'aurais mis un autre nom dessus. Dans ce cas je ne veux pas, j'en choisirai une autre.

Benjamin Jacob. Va donc, ma fille, vends la mienne, va...

Adrienne d'Evian. Ça ne te fait rien?

Benjamin Jacob. Rien du tout. Je t'en

NOCTURNES 151

donnerai une plus belle... Et puis tu as '" u une trop gentille pensée.

Adrienne d'Evian, V embrassant. Toi, on aura beau t'appeler Sémite... t'as de rudes qualités.

Pierre de Savin. Oh ! attendez que nous soyons partis pour tirer la tombola.

Adrienne d'Evian. J'espère bien que vous ne vous en irez pas sans me prendre d'abord des billets.

Jacques de Ohallans. Pour ta bague ?

Adrienne d'Evian. Oui, elle est très belle. (Elle va la chercher dans un petit meuble,) Voyez.

Pierre de Savin. - Qu'est-ce qu'elle peut valoir cette bricole-là ?

Jacques de Challans. Heu... heu... de trois à quatre mille.

Adrienne d'Evian. On vous en présen- tera sur des assiettes des rubis comme celui-ci à quatre mille; tu les entends, Cob?

Benjamin Jacob, C'est-à-dire que je les écoute !

Jacques de Challans. Et à combien qu'ils sont, vos jolis billets, madame la marchande?

152 NOCTURNES

Adrienne d'Evian. a un louis, mon bon monsieur.

Jacques de Ohallans, à Savin. En pre- nons-nous un à nous deux?

Adrienne d'Evian. Si vous me faites cette saleté-là, vous ne reflcherez plus les pieds ici. Ça, c'est trop fort.

Jacques de Challans. Eh bien, allons, j'en prends un.

Pierre de Savin. Moi aussi, je t'en prends un. Tu ne te plaindras pas.

Adrienne d'Evian. Je ne dis pas : vous avez des beaux noms de famille, mais vous êtes tout de même trop rats.

Jacques de Challans. C'est les dames, ma petite mademoiselle, qui nous ont rendus comme ça, durs à la gâchette.

Pierre de Savin. Nous ne lâchons pas nos balles à volonté.

Jacques de Challans. Ni au comman- dement.

Adrienne d'Evian. Taisez-vous donc ! Toujours vous avez été les mêmes. On ne se guérit jamais. Qui a bu lésinera.

Jacques de Challans. Et puis, et puis.

NOCTURNES 153

je ne suis pas riche, écoute; je ne suis pas riche comme Coh, moi!

Aérienne d'Evian. Tu as cent mille livres de rente.

Jacques de Challans. -• Et trois cent mille de besoins. Calcule.

Adrienne d'Evian. Cob ne les a pas les cent mille livres de rente. Et il est plus large, et il dépense plus que vous tous, et il s'est ruiné cinq fois de suite, et il a eu pendant sept ans un conseil judiciaire.

Benjamin Jacob. C'est l'honneur de ma vie, ça; c'est ma réhabilitation!

Adrienne d'Evian. Comment expliquez- vous une pareille chose?

Pierre de Savin. —Oh! ça s'explique très bien. Quand nous sommes claqués,- nous autres, nous sommes claqués, c'est fini. Tandis qu'avec le Juif, ça n'est jamais fini.

Jacques de Challans. Le Juif aura beau être ruiné...

Pierre de Savin. Il aura toujours des moyens.

Adrienne d'Evian. Vous ne savez pas ce

9.

154 NOCTURNES

que vous dites. {S'adressant à Coh.) Toi, je ne t'offre pas de billets.

Benjamin Jacob. Mais moi j'en veux. Je t'en prends vingt-cinq.

Jacques de Ohallans. —Touche!

Pierre de Savin. ^t nunc, reges, intelli- gite : erudimini.

Adriene d'Evian cl Savin. Qu'est-ce que c'est que ça?

Pierre de Savin. Un peu fort pour toi. Tu ne comprendrais pas. Demande à Cob.

Jacques de Challans. C'est de l'iiébreu.

Adrienne d'Evian. Voilà qu'il est deux heures. Tenez, repliez-vous, je vous ai assez savourés.

Jacques de Challans, se levant. Du- chesse... (Il s'incline.)

Pierre de Savin, même jeu. Marquise...

Jacques de Challans, serrant la main de Benjamin qui reste. Mon cher grand rabbin...

Pierre de Savin, au marquis de Rosal assis dans uncoin^ qui n'a pas dit un mot. Vous venez aussi, Rosal. {Les trois hommes sortent, sauf Benjamin.)

II

Dehors, dans la rue, Savin et Challans avec Rosal entre eux deux.

Pierre de Savln. Il ne s'embête pas de rester, notre ami M. Benjamin Jacob.

Jacques de Challans. Il ne reste pas gratis, non plus.

Pierre de Savin. Tiens,un Juif ! Adrienne a joliment raison I

Jacques de Challans. Le fait est que, depuis quatre ans, ce qu'elle lui a fait avaler de lorgnettes! et en mettant les verres dou- bles.

Pierre de Savin. Il les a tétées, il les a dans le sang; il ne s'en aperçoit pas.

Jacques de Challans. Pauvre Cob. C'est

156 NOCTURNES

un gentil garçon tout de même. Avoue qu'il a un bon caractère.

Pierre de Savin. Je ne te dis pas. Mais d'abord ce n'est pas une qualité. Pure ques- tion de tempérament. Et puis, je ne le cache pas, j'ai horreur des Juifs,

Jacques de Challans. Pourquoi?

Pierre de Savin. La belle malice! Si je le savais et si je pouvais le dire, ma fortune serait faite !

Jacques de Challans. Oui, il y a une espèce d'opprobre, injustifié souvent, mais qui existe. Et cet opprobre c'est très curieux en fait des êtres à part. On dirait une tare indélébile. En réalité, vois-tu, il y a sur la terre les hommes, les femmes, et puis les Juifs.

Pierre de Savin. C'est un peu comme un troisième sexe. Oui, c'est des nègres mo- raux.

Jacques de Challans. Voilà. Et puis ils sont encombrants, et puis tout ce qu'ils en- treprennent ils le réussissent avec un bonheur fatigant! Dès qu'ils veulent être spirituels, ils ont de l'esprit comme quatre. Ils se sont un

NOCTURNES 157

jour mêlés d'être riches, ils sont devenus les Rothschild, et ils pourraient acheter la mer.

Pierre de Savin. Pour en revendre les poissons.

Jacques de Challans. Ah! dame, oui, les trente deniers ont fait des petits.

Pierre de Savin. Autre chose : Pour- quoi ont-ils tous un air de famille qui les signe à vingt pas? Ça agace.

Jacques de Challans. La franc-maçon- nerie des nez.

Pierre de Savin. Nous autres, est-ce que ça saute ainsi aux yeux que nous sommes catholiques ?

Jacques de Challans. C'est vrai, on ne s'en doute pas. Tandis qu'eux...

Pierre de Savin. Ils affichent.

Jacques de Challans. Et puis enfin... la grosse, grosse affaire : ils accaparent.

Pierre de Savin. Dans ces conditions- là, oh! je ne prétends pas... C'est peut-être des hommes comme nous. .. Mais vous m'avouerez qu'il est hien difficile de les aimer... C'est égal, ils pourraient bien, un jour, filer un mauvais coton.

158 NOCTURNES

Jacques de Challans. Non, ils sont hors d'atteinte. Quelquefois on s'écrie : « Du coup ils sont fichus. C'est aujourd'hui la bonne. » Et puis quand on croit qu'on va les pincer... Crac!...

Pierre de Savin. Ils repassent la Mer Rouge.

Jacques de Challans. Comment tout ça finira-t-il? (S' adressant à Rosal.)Eé\ Rosal, le sais-tu, toi? qu'est-ce que tu as donc ce soir?

Pierre de Savin. Oui, tu n'ouvres pas la bouche.

Marquis de Rosal. Vous l'ouvrez pour moi.

Pierre de Savin. Et qu'est-ce que tu penses des Juifs, toi? tu as une idée?

Marquis de Rosal. ~ Si j'en ai une! je crois bien! je pense que vous êtes des jeunes hommes curieux, extraordinaires, et en vous entendant, à la minute, ça m'ennuyait pour vous que vous ayez été baptisés. Ça m'en- nuyait même un peu pour moi,

Pierre de Savin. Tu aurais préféré que nous eussions été...

Jacques de Challans. ... Tonsurés?

NOCTURNES 159

Marquis de Rosal. Si vous vouliez faire semblant d'être sérieux pendant cinq minutes, je vous dirais deux ou trois choses qui me chiffonnent.

Pierre de Savin. Va donc.

Marquis de Rosal. Eh bien! je vous trouve tout bonnement d'une bêtise très injuste, et en second lieu d'une...

Pierre de Savin. En voilà assez pour commencer.

Jacques de Challans. - Développe d'abord ça.

Marquis de Rosal. Mes amis, on a vécu; le temps des castes est passé, quelles qu'elles soient. L'aristocratie se démocratise tous les jours. Maintenant les croisades épousent des raffineries, et je déclare que je trouve ce mou- vement très heureux. On ne descend pas, on ne monte pas non plus, on se nivelle ; à chaque instant nous donnons sans gants la main à un monsieur qui nous vaut sans nous égaler. Parfait. De ce côté-là aucune raison de toiser le Juif. D'ailleurs, il a aussi le monocle. Main- tenant, j'arrive à ce qui cause ma stupeur. Comment ! mais vous vivez du Juif, vous avez

160 NOCTURNES

beau dire? vous l'aimez, vous l'accueillez, vous allez chez lui, dans sa loge ; il vient chez vous, il vous prend votre maîtresse, vous lui prenez sa femme.

Pierre de Savin. Ou vice versa.

Marquis de Rosal. Vous montez ses chevaux, vous buvez ses vins; vous dînez, vous vivez, vous chassez, vous aimez, vous politiquez avec lui, à côté de lui, à son bras (je ne vous en fais pas de reproche!) ; bien souvent il vous prête de son sale argent, et sans intérêt.

Pierre de Savin. Il s'arrange pour garder les reçus !

Marquis de Rosal. Il donne aux mêmes pauvres que vous, je vous trouve tout le temps ensemble, et c'est pas toujours vous qui mar- chez devant; enfin vous me faites l'effet des deux doigts de la main, comme les amis de collège qui sont sur les kiosques... Et puis, voilà que brusquement vous avez des à-coups de susceptibilité, des lubies d'orgueil qui se déplacent, car votre antisémitisme est rhuma- tismal et plein d'intermittences... et alors vous refusez le Juif au cercle, vous le faites bêcher

NOCTURNES 161

dans les journaux, dans nos journaux qui lui appartiennent. Un comble ! Et on a ce spec- tacle inouï, rare et déconcertant, de voir je prends des personnalités connues pour mieux rendre ma pensée M. le duc d'Uzès preifdre part aux manifestations de Neuilly le même soir peut-être M. Arthur Meyer passe un habit pour aller chez la duchesse sa mère. Voyons? dites avec moi que tout ça est un peu embrouillé, d'une logique très discutable, et que je ne suis pas trop exigeant quand je de- mande qu'on m'allume cette vessie! Non, et puis ceux qui les attaquent n'ont pas assez qualité... entre nous... Le Cheval Noir qui se fiche du Veau d'Or! C'est à pouffer de rire !

Pierre de Savin. Pourquoi les Juifs ont- ils tout, mais tout, tout l'argent ?

Marquis de Rosal. Parce qu'ils le gagnent.

Jacques de Challans. Pourquoi ne le dé- pensent-ils pas, j'entends tout entier !

Pierre de Savin. Ils ne peuvent pas, ils en ont trop.

Jacques du Challans. Je croyais qu'il y

162 NOCTURNES

avait des pauvres dans la rue. Non. Je l'ai rêvé !

Marquis de Rosal. Je vous arrête. Savez- vous combien le baron Alphonse donne par an aux pauvres ?

Jacques de Ohallans. Ça ne me regarde pas... Quoi ? ' Marquis de Rosal. Devinez.

Pierre de Savin. Six cent mille francs, et que ça soit fini.

Marquis de Rosal. Comme vous y allez... Dix-huit millions.

Pierre de Savin. Non.

Marquis de Rosal. Je le dis parce que je le sais. Et je sais encore bien d'autres choses. Vous parliez tout à l'heure de reçus qu'on garde... Ah ! mes amours, si les tiroirs de la rue Saint-Florentin pouvaient jaser... mon Dieu I qu'ils auraient la langue longue ! Mais ils ne diront rien.

Pierre de Savjn. C'est encore ça qui me vexe; les Juifs, les Juifs bien, ne se servent pas des armes qu'ils peuvent avoir contre leurs ennemis. Il y a une générosité tacite qui est humiliante.

NOCTURNES 163

Jacques de Ohallais. C'est le chantage du silence.

Marquis de Rosal. Vous leur en deman- dez trop, vraiment.

Pierre de Savin. Il le faut bien, puis- qu'ils ont tout!

Jacques de Challans. Ils ont la richesse, le succès, la puissance; ils ont encore la Lé- gion d'honneur.

Pierre de Savin. Ah oui! mais ça, la Légion d'honneur, ils n'en jouissent jamais complètement... C'est un ruban de Nessus.

Jacques de Challans. Comment ça?

Pierre de Savin. Ils croient toujours que c'est le Christ.

Marquis de Rosal. Il est mort pour que es hommes fussent frères !

IX

DÉCOUCHER

IX DÉCOUCHER

CÉCILE PARADIS, vingt-quatre ans. PIERRE MARIGXAC, vingt et un ans.

Chez Cécile. Rue Prony. La pendule en biscuit de la chambre à coucher dit minuit et quart. Pierre Marignac est au lit seu 1 il pense, il attend.

Pierre. Elle devrait déjà être là. Je sais bien qu'elle est du quatre! Cependant... allons, elle ne va pas tarder. {Bruit de voiture.) C'est elle. (Le bruit continue.) Non, pas elle. {Il prend machinalement un registre en maroquin rouge jjosé sur une petite tah'e près du lit. I

168 NOCTURNES

V ouvre,) Qu'est-ce que c'est que ça? Son livre de comptes!... ça peut être curieux. (Il lit.) Chapeau : quatre-vingts. Bottines ; deux cent quarante. Lingerie : trois cent soixante-cinq. Potin : cent quarante -neuf. Papa : vingt francs ! Comment? elle a encore son père, un père, un papa qu'elle paye !... Elle ne m'avait jamais dit ça... {Jl continue.) Chapeau : quatre- vingt-quinze. Chapeau: cent quinze. Chapeau: quatre-vingts. Matinées : six cent cinquante- quatre. Bas : deux cents. Maman : vingt francs. {SHnterrompant.j Et aussi une mère... une mère à un louis! Épatant! C'est égal... très gentil de ne pas oublier les siens... bon petit cœur... aime à soutenir ses vieux... très gentil! {Il referme le registre dont il considère le chiffre gravé au petit fer sur la couverture : G. P. entre- lacés, avec la devise : donnant-donnant I Au même instant la porte s'ouvre et Cécile parait, suivie de sa femme de chambre FiOSa.)

II

CÉCILE. Bonjour, Pierrot.

Pierre. Bonsoir. Tu n'arrivais pas, alors, ma foi...

CÉCILE. Tant mieux ! nous aurons plus de temps à nous.

RosA. Monsieur s'est mis à son aise, mon- sieur a bien fait !

CÉCILE, roîde. Ptosa, on ne vous demande pas s'il y a quelqu'un dans l'escalier... vous avez des libertés de langage, ma fille... avez-vous servi?

RosA. Mais toujours chez des dames seules... des dames très bien...

CÉCILE. Ah... ne m'embêtez pas, je vous apprendrai les bonnes manières, moi !

RosA. Je prends modèle sur madame.

CÉCILE. C'est bon. La porte. Si j'ai besoin

10

170 NOCTURNES

de vous, je vous sonnerai. Et puis d'ailleurs, non, vous pouvez regagner votre chambre. {La rappelant.) Rosa.

RosA, après quelques pas. Madame.

CÉCILE. Avez-vous quelque chose à lire avant de vous endormir, au moins ?

Rosa. Non, madame.

CÉCILE. Qu'est-ce que vous voulez ? je suis sévère, mais pas méchante.

RosA. J'aimerais bien, si madame... comme madame ne lira pas ce soir...

Pierre. Il y a des chances.

CÉCILE. Achevez.

Rosa. J'aimerais bien ce livre que M. le marquis de Molay a apporté hier à madame... ce livre qui s'appelle V Animal...

Cécile. La Bête humaine?

Rosa. Oui, madame... Il paraît... on m'a dit qu'il y avait des machines... on se tue tout le temps dans des wagons-lits. J'en aurai bien soin... Par la même occasion je le rendrais à madame tout coupé.

CÉCILE. Prenez-le. Seulement n'en par- lez pas dans la maison... je ne voudrais pas

NOCTURNES 171

qu'on crût que je fais mon ordinaire de ces lectures-là.

RosA. Madame peut être tranquille. Et puis on connaît madame. [Elle sort.)

Pierre. Pourquoi bouscules-tu Rosa?Tu as tort.

CÉCILE. Elle est consolée, elle a son Zola. Quelle drôle de race que celle des dômes- tiques! Ces gens-là s'autorisent de ce qu'ils sont mêlés à votre vie privée pour tout se per- mettre. Regarde Rosa. Parce qu'elle est ma femme de chambre, qu'elle voit des messieurs, des amis venir souvent chez moi, causer et puis rire, qu'elle sait le fond des choses, que tantôt l'un, tantôt l'autre reste ici et passe la nuit... tout de suite elle en conclut qu'elle se trouve chez une femme qu'on a comme on veut... une femme payée, quoi! Et ça ne se gêne plus, ça dit son mot, ça répétera peut- être un jour que je me conduisais mal et que j'étais une malhonnête femme. Que veux-tu, mon pauvre petit Pierrot, c'est des êtres, les domestiques, qui n'ont pas de sens moral, qui n'entendent rien aux artistes, qui ne savent pas... faire la différence de la vraie chose^ et

172 NOCTURNES

puis de l'autre. Si on ne les tenait pas un peu, ils vous boulotteraient comme rien.

Pierre. Tout ça m'est égal. Viens m'em- brasser.

Cécile. Un petit instant.

Pierre. Viens m'embrasser.

CÉCILE, s'avançant et. se laissant embrasser. Là!

Pierre, la repoussant.'— Dépêche-toi. Parce que je m'ennuie tout seul. J'ai des impatiences dans les jambes.

CÉCILE. - Des fourmis?

Pierre. Oui, mon trésor; va dans ton ca- binet de toilette, dans ton beau cabinet de toi- 1 ette, et reviens-moi à la verveine, avec ta jolie chemise, la toute pâle, toute rose, tu sais? qui est couleur d'abat-jour.

Cécile. ~ Celle qui a des petits boutons de culotte sur l'épaule?

Pierre. Sur l'épaule, oui, va-t'en vite. (Elle s'apprête à sortir.) Et puis, veux-tu être gentille ?

Cécile. Tout à l'heure.

Pierre. Tout à l'heure aussi. Mais veux- tu être gentille avant ?

NOCTURNES 178

CÉCILE. Parle toujours.

Pierre. Pendant que tu... tes petits pré- paratifs enfin... eh bien, laisse la porte ou- verte.

CÉCILE. Non.

Pierre. Tout contre. Non ? pas tout contre?

CÉCILE. A une condition, c'est que tu se- ras raisonnable, que tu ne bougeras pas de ta place.

Pierre. Je te le promets. Je ne regarderai rien.

Cécile. Et tu n'écouteras pas non plus?

Pierre. Non plus.

Cécile. Parce que, tu sais, je n'aime pas me savoir entendue quand je...

Pierre. Compris.

Cécile. On a une pudeur pour certaines choses.

Pierre. Sans doute, mon chat. Mais je peux tout de même te parler.

CÉCILE. Oui, ça couvrira. {Elle passe dans la pièce à côté.)

10.

m

Pierre. Alors, dis-moi donc? il est tou- jours absent, depuis lundi dernier ?

CÉCILE, du cabinet de toilette. Toujours.

Pierre. Et il t'écrit ?

CÉCILE. J'ai eu encore une lettre de lui ce matin.

Pierre. Qu'est-ce qu'il te dit?

CÉCILE. Rien : qu'il m'aime. {Robinet : pch...)

Pierre. C'est chez sa tante qu'il est ?

CÉCILE. Dans l'Oise. {Fin du robinet.)

Pierre. Pourquoi reste-t-il si longtemps chez elle?

CÉCILE. Elle est au plus mal. A celte heure, je te parle (Rideau tiré sur une tringle.) elle est peut-être morte.

Pierre. Il héritera ?

NOCTURNES 175

CÉCILE. Il y compte.

Pierre. Et toi aussi.

CÉCILE. -— Ah! je n'aime pas qu'on blague sur les deuils.

Pierre. Je te demande pardon. As-tu bientôt fini ?

Cécile. Ça s'avance.

Pierre. Combien y a-t-il de temps, au juste, que tu es avec lui ?

Cécile. Quatre ans, à Noël.

Pierre. Il est gentil?

Cécile. Pour l'argent, très gentil. Je ne peux pas me plaindre. Tout ce que je veux je l'obtiens.

Pierre. Facilement?

Cécile. Assez facilement. Maintenant, pour ce qui est d'un sentiment poétique... il ne me l'a jamais inspiré... ne me l'inspirera jamais. Je l'aurais peut-être adoré s'il n'avait pas eu le sou!

Pierre. Ça lui rapporte, son Cham- pagne?

Cécile. Je ne bois que de ça.

Pierre. Est-il bon? Je n'y ai jamais goûté.

176 NOCTURNES

CÉCILE. Je t'en ferai boire tout à l'heure.

Pierre. A sa santé.

CÉCILE. Plaisante, j'aurais pu tomber sur un homme qui ne m'aurait pas laissé, comme lui, tant de liberté...

Pierre. Profitons-en, et arrive.

CÉCILE. Oui, mais d'abord...

Pierre. Quoi?

CÉCILE. Tii as une lumière à côté de toi ?

Pierre. Oui.

CÉCILE. Eteins.

Pierre. Es-tu assez maniaque ! {Il souffle le flambeau.) Voilà. {Grâce à la lampe arabe suspendue au ynilieu de la chambre, il ne régne qu^une demi- obscurité. Quelque chose de blanc s avance vers le lit Pierre attend, les bras grands ouverts. Les bras de Pierre se refer- ment.)

IV

Il s'écoule UQ temps relativement court.

Pierre, qui rouvre les yeux. Ah! ma bonne petite... ma bonne petite !...

CÉCILE. N'est-ce pas ?

Pierre. Oui. Oh! oui. Et, tu m'aimes?

CÉCILE. Qu'est-ce que ça te fait ?

Pierre. La tête me tourne.

CÉCILE. Pour si peu ?

Pierre. Vous êtes bien toutes les mêmes, vous autres. Mais qu'est-ce qui se passe? Comme tu remues !

CÉCILE. J'ai perdu presque toutes mes épingles d'écaillé...

Pierre. On les retrouvera plus tard... Tu

178 NOCTURNES

agites le lit... Ça me donne des ébranlements au cerveau. Je serai malade demain.

CÉCILE. Tu te reposeras.

Pierre. Et mon droit, mon sacré droit ! Une répétition à neuf heures, et mon examen à préparer. Heureusement, que c'est le der- nier. Suis-moi bien. Primus a promis cent sous d'or à Secundus, sous condition : si navis ex Asia vejierit... Alors...

Cécile. Ah! ne me rase pas avec ton grec.

Pierre. Ange ! que je t'embrasse !

Cécile. Te sens-tu mieux?

Pierre. Ça dépend. Sais-tu que tu as vraiment pourquoi retires-tu ton bras ? la peau très douce, très douce aux lèvres...

Cécile. On me le dit beaucoup. Toute petite, je l'avais même remarqué. Souvent, de- vant la glace, je m'embrassais les bras, en pensant à des choses comme sur les gravures : le Printemps, V Époque des Seigneurs, qu'est-ce que tu veux que je te dise? Et ça me faisait énormément de plaisir...

Pierre.. Pas encore autant qu'à moi.

NOCTURNES 179

C'est lui, ton sérieux, qui t'a donné cette bague avec une émeraude ?

CÉCILE. Oui, c'est lui.

Pierre. Je la trouve atroce.

CÉCILE. C'est toujours une bague. Pour- quoi n'es-tu pas venu ce soir me prendre au théâtre, comme d'habitude?

Pierre. Pas pu. Du monde à dîner à la maison... Forcé de rester jusqu'à la jQn, pou la famille.

Cécile. Elle te tient le pas de vis, ta fa- mille, hé ?

Pierre. Ne m'en parle pas.

Cécile. Ça se secoue à ton âge.

Pierre. Ptien du tout. lis ne me fichent pas un radis... Qu'est-ce que tu veux que je fasse ■?

Cécile. Des dettes.

Pierre. Papa n'en payerait pas un cen- time.

Cécile. Allons donc.

Pierre. Il n'y a pas d'allons donc ! Si tu le connaissais...

CÉCILE. Si je le connaissais, il payerait.

Pierre. Sois convenable.

180 NOCTURNES

CÉCILE. Après tout, est-ce que tu en as besoin, d'argent? Sans doute, si tu en avais, tu m'en donnerais.

Pierre. Non.

Cécile; Tu m'en donnerais un peu : mes voitures et mes gants ?

Pierre. Non.

CÉCILE. ~ Tu es gentil !

Pierre. J'ai là-dessus des idées très fixes, des idées de poteau. Je n'entends pas que mon petit cœur me coûte seulement dix cen- times tant que je demeurerai jeune.

CÉCILE. Alors ça durera quelque temps.

Pierre. Plus tard, beaucoup plus tard, quand je commencerai à m' étioler et que mes belles facultés tendront à s'affaiblir, alors peut-être...

CÉCILE. Tu casqueras?

Pierre. Du moins, je promettrai.

CÉCILE. Et tu ne sortiras ta galette qu'à la dernière extrémité?

Pierre. La dernière, ma mignonne, quand il n'y aura plus, mais plus moyen de reculer, que je serai au mur.

CÉCILE. A la ruelle. Tu es intéressé.

NOCTURNES 181

Pierre. Non. Mais il me semble que je serais moins aimé si je payais. Je n'aurais plus confiance dans la sincérité des baisers à moi donnés, et, chaque fois qu'on me ferait une douceur, je prendrais ça pour un reçu.

Cécile. Tu iras loin avec les femmes, si tu restes toujours aussi ficelle.

Pierre. Oh! je ne tiens pas à aller loin. 'Pourvu que j'aille I

CÉCILE. Cependant ne te monte pas le coup, parce qu'un jour il t'arrivera d'être pincé, tout de bon, comme les camarades, et alors, adieu le programme. Tu régleras des tapis- siers, des bijoutiers, des couturiers, comme un amant naturel.

Pierre. C'est possible, mais d'ici là...

CÉCILE. Tu as tout de même de la chance deme plaire. Tant d'autres à ma place... Tu connais Hortense Rémy, qui joue la commère dans la Revue? Elle ne fait rien pour rien celle-là. Tu sais sa devise ?

Pierre. Non.

CÉCILE. Pas cV argent, pas de cuisse. C'est pris dans Corneille.

11

182 NOCTURNES

Pierre. Bijou, que je t'embrasse. Encore, encore !

CÉCILE, se débattant. Allons, sois sage, mon chéri.

Pierre. Non. {li continue,)

CÉCILE. Tout ça finira. ..

Pierre. ... Gomme nous avons com- mencé.

CÉCILE. Ta répétition, tu oublies...

Pierre. Précisément, je répète, laisse- moi répéter...

Cécile. Puisque que tu veux absolu- ment...

Pierre. A la bonne heure.

Cécile. Qu'est-ce qui tombe là?

PiEKRE. Crétin d'oreiller. T'inquiète pas. .. Ramasserons après.

VI

Il s'écoule un temps un peu moins court qu'au chapitre IV.

VII

Pierre, levé, regardant autour de lui. Et dis-tu qu'il est, ce Champagne ?

CÉCILE, les yeux clos, d^une voix morte, Sur la petite table... à gauche de la che- minée... avec des sandwiches...

Pierre. Ah! bon. Je ne voyais pas.

CÉCILE. Allume.

Pierre. C'est ce que je vais faire. (Il frotte une allumette et allume un candélabre.) Ah 1 parfaitement, voilà la dînette. C'est toi qui avais organisé ça d'avance. Rude idée. {Il mange.) Excellentes ces sandwiches, à quoi sont-elles ?

184

NOCTURNES

CÉCILE. A la langue. Verse-moi donc un doigt de Champagne.

Pierre, lui apportant un verre plein. Prends garde de renverser.

CÉCILE. Ça ne tache pas. [Ils boivent.) Comment le trouves-tu?

Pierre. Ignoble. C'est du vinaigre de toilette, et du triste vinaigre !

CÉCILE. Sans doute, ça n'est pas princier, ça n'est pas pour le czar, mais que veux-tu!... Champagne donné...

Pierre. ... Est à moitié pardonné, je sais bien... Qu'est-ce que tu fais, ma petite chatte?... tu dors?

CÉCILE. Non.

Pierre. Mais si, tu ne bouges pas... Enfin dors, ma mignonne, dors une petite minute... Pendant ce temps-là, moi, je vais m'habiller, parce qu'il faut que je m'habille... que je me rhabille... Et dans une demi-heure, à la maison... je me déshabillerai... C'est ça la vie: Des vêtements! mon Dieu oui... Bot- tines... où sont mes bottines! et toute la vie ça sera la même chose!... Pas de tire-bouton à présent... Ah ! si, le voilà. Oui, je vais ren-

NOCTURNES 185

trer... je sonnerai deux fois parce que, sans ça, la concierge... Une fois dans l'escalier je m'assoirai à l'entresol, je retirerai de nouveau ces sales bottines... je les tiendrai d'une main, comme une grappe, et de l'autre j'ouvrirai la porte de l'appartement. Je l'ouvrirai à la Pranzini, avec beaucoup de délicatesse, et je parviendrai sur la pointe de mes chaussettes jusqu'à ma chambre je tomberai mort. Ces retours sont vraiment bien agréables. Bon! ma bretelle cassée. Stupide. Je n'ai plus de jambes, il me semble que je marche sur les genoux. Ah ! que c'est donc divin d'aimer ! [Il se voit dans la glace.) Et quelle tête ! la tête des grands jours.

CÉCILE, de son demi- sommeil. Même pas des grandes nuits.

Pierre. Là, me voilà prêt. Je n'oublie rien... Mon portefeuille : oui. Mouchoir: oui. Montre : oui. Gants : dans ma poche... Clef? bigre ! ne badinons pas avec la clef, je l'ai, tout va. La tête un peu aérée, un peu sonore, mais tout va. {Il regarde Cécile assoupie.) Est-elle jolie ! Ma parole, s'il n'était pas si tard... Non, soyons sérieux. Ah! qu'elle est jolie! [Il se

186 NOCTURNES

penche sur elle.) Bonsoir, chérie... bonne nuit... Ta m'aimes bien? Dis que tu aimes bien ton petit Pierrot? (Silence, il Vemhrasse.) Chaque fois c'est la même chose... la prostra- tion! Voilà l'état je les mets, quand je m'y mets... moi. Je suis positivement précieux pour une femme! (Il sort.)

LA RETRAITE

X

LA RETRAITE

CLÉMENCE DE JOIE, quarante-quatre ans. JANE GREEWAY, trente ans.

Chez Clémence, minuit et demi dans son hôtel du boule vardPereire. Elles reviennent toutes deux d'une première un petit théâtre. En hiver. Il neige.

Jane, qui aperçoit , en entrant, des malles ouvertes. Comment ! qu'est-ce que je vois là? Des malles?

Clémence. Des malles. Mon Dieu oui.

Jane. Tu ne pars pas ?

Clémence. Je pars.

Jane. vas-tu ?

Clémence. Je ne vais pas, je m'en vais.

11.

190 NOCTURNES

Jane. Que veux-tu dire ?

Clémence. Je m'en vais tout à fait. Je quitte ce Paris.

Jane. Pour combien de temps ?

Clémence. Pour longtemps, peut-être pour toujours.

Jane. Et voilà.

Clémence. Oui, mon chou.

Jane. Tais-toi une minute et asseois- toi. Oui, asseois-toi, et n'ouvre pas la bouclie, ne remue pas, parce que je suis encore sous le coup... Voyons, tu es folle !

Clémence. Non.

Jane. Et c'est pour m'apprendre ça que tu m'as demandé tout à Hieure de te raccom- pagner ?

Clémence. Oui.

Jane. Oh! En voilà des démêlés l Si quel- qu'un m'avait dit tantôt... Mais non, ce n'est pas sérieux ?

Clémence. Très sérieux.

Jane. Avoue qu'il y a là-dessous quelque histoire.

Clémence. Aucune.

NOCTURNES 191

Jane. ... Quelque histoire d'homme qui ne va pas...

Clémence. Rien du tout. Mon parti est pris. Je me retire, je quitte la main.

Jane. Je te comprends : la banque est levée.

Clémence. Tu l'as dit.

Jane. AU' right ! Je n'insiste plus. Du moment que c'est ton idée, l'idée de ton idée... suis-la au trot, ma fille, et ne te gêne pas.

Clémence. Tu m'approuves?

Jane. Ça dépend. Chacune son goût. As- tu tort ? As-tu raison ? Il n'y a que toi que ça regarde et je donne ma langue. Mais d'abord, j'aimerais bien avoir les détails. A propos de quoi cette pensée t'est-elle venue? Elle ne t'a pas poussé comme un bouton ? Tu pars. C'est très joli... mais ? quand ? avec qui ? Cause.

Clémence. Je vais te raconter.

Jane. Il n'y en a pas deux comme toi, tu saisi

Clémence. Mon projet ne date pas d'hier; je l'ai depuis plus de cinq ans.

Jane. Tant que ça ! Pourquoi as- tu at-» tendu jusqu'à aujourd'hui ?

192

NOCTURNES

Clémence. Il me fallait les moyens.

Jane. Et à cette époque-là tu ne les avais pas?

Clémence. A présent, je les ai.

Jane. Oh 1 tout le monde sait que tu es très calée .

Clémence. Très calée... c'est-à-dire que...

Jane. Enfin, tu ne mourras pas sur la paille !

Clémence. J'y ai peut-êlre du mérite, car j'y suis née.

Jane. Sur la paille?

Clémence. A peu près.

Jane. C'est cocasse !

Clémence. Mon père était rempailleur, rempailleur ambulant... tu sais?

Jane. Va donc, n'y a pas de honte.

Clémence. ... Il allait à travers les cam- pagnes, par les routes à peupliers, les routes qui n'en finissent pas ; il tirait dans la pous- sière une petite voiture il n'y avait pour tout bagage que trois fauteuils défoncés au milieu desquels je me casais comme je pou- vais... Et tant qu'il avait de gosier, papa, il criait : « Rempaillons! rempaillons/ Voilà le

NOCTURNES 193

gai rempailleur! » A la longue, ça lui avait bien déchu la voix.

Jane. Il faudrait être en acier.

Clémence. Ce n'était pas un méchant père, il me giflait rarement... Ah! le pauvre homme ! il ne se doutait pas alors que sa fille attellerait, qu'elle aurait un jour un hôtel et des larbins à gants blancs... Je te demande pardon de te dire ces petites choses qui ne t'intéressent pas...

Jane. Je t'en prie.

Clémence. Je te les dis parce que ça me revient.

Jane. Et ta mère?

Clémence. Ni vu, ni connu ; sais pas ce que c'est. Mais tranquillise-toi, je ne te racon- terai pas ma vie, quoiqu'il y ait des passages assez curieux, et instructifs. Parfaitement.

Jane. C'est un peu comme moi la mienne. Jane Greeway ! Je suis née à Vanves... une Anglaise de banlieue ! Je te la conterais, ma vie, que tu dirais : « Non, elle me récite une aventure ! » Mais continue.

Clémence. Eh bien, oui, j'avais cette idée de quitter Paris, il y a six ans déjà. Je com-

NOCTURNES

mençais à en avoir assez, et j'avais beau me contraindre et me faire une raison, ça ne m'a- musait plus de m'amuser. Peut-être était-ce pour m'y être prise trop jeune !...

Jane. C'est encore possible.

Clémence. Depuis, ça n'a fait que croître et embellir. Du matin au soir, je ne pensais pas à autre chose : tout lâcher, fermer bou- tique et filer, loin, quelque part, dans un en- droit où il n'y aurait pas de théâtres, ni de restaurants, ni de cirque, ni de fournisseurs, ni de rasta.

Jane. L'île déserte, quoi !

Clémence. Ne plaisante pas, lu me com- prendras plus tard.

Jane. J'ai du temps devant moi.

Clémence. Si tu savais comme je suis lasse de la fête, mais lasse à ne pas s'en faire une idée, lasse à pleurer! Depuis six mois je me disais chaque soir en me couchant : « Ça sera pour la semaine prochaine, sans faute. » Et puis la semaine prochaine arrivait que j'étais toujours là.

Jane. Tu calais.

Clém'ence. Aujourd'hui je ne cale plus.

NOCTURNES 195

Ça y est. Cette fois, c'est pesé. Demain à pareille heure plus de Clémence à Paris, plus de Clémence « dans sa ravissante bonbonnière dont elle a fait si souvent les honneurs avec sa grâce accoutumée », comme disait mon Gil Blas.

Jane. Et seras-tu?

Clémence. je serai ?

Jane. Oui.

Clémence. Je serai cachée.

Jane. ?

Clémence. Quelque part on ne viendra pas m'embéter.

Jane. Mais où?

Clémence. En province.

Jane. En province de ville ou en province de campagne?

Clémence. De campagne.

Jane. Allons! Tu ne crèveras pas de rire.

Clémence. Ça n'est pas nécessaire.

Jane. Tu as donc acheté une maison- nette?

Clémence. Un château, un château his- torique, un château qui a appartenu sous

196

NOCTURNES

Louis XV à un grand maréchal de France, un homme qui a perdu des tas de batailles! On m'a donné son nom par écrit, je ne me le rappelle plus.

Jane. Tu ne te prives pias. Il serait un peu flatté, le maréchal, s'il voyait ça!

Clémence. Il a en voir bien d'autres.

Jane. Le fait est que dans ce temps-là, on s'en payait ! J'aurais assez aimé d'y vivre. Et toi?

Clémence. Moi, oh! mon époque me suffit.

Jane. Et perche-t-il ton château?

Clémence. Je ne sais pas si je dois te le dire. C'est un secret. Il faut me jurer que ja- mais...

Jane. Mais oui, bête, de quoi as-tu peur ?

Clémence. Tu as la langue beaucoup trop longue.

Jane. Ça n'est pas toujours un défaut. Vas-y.

Clémence. Eh bien, c'est en Anjou. Et il s'appelle d'un joli nom : Tournemuse.

Jane. Le fait est que Tournemuse a un air.

NOCTURNES 191

Clémence. Et figure-toi que c'est en plein dans les bois, au milieu d'une forêt.

Jane. Une vraie forêt ?

Clémence. Une forêt à s'égarer, avec des arbres à ne savoir qu'en faire, et puis pas de bruit, tout le monde est mort, rien que les coucous qui chantent... et des bûcherons comme dans les tableaux. Alors, tu sais, on est là, on tend l'oreille, on regarde, le vent passe tout doux à travers les branches, et le cœur vous bat comme s'il allait arriver quelque chose.

Jane. Oui, j'ai éprouvé ça, une ou deux fois. C'est de bonnes minutes.

Clémence. Il n'y a pas d'amant pour vous donner les pareilles.

Jane. N'empêche que sans eux...

Clémence. Sans doute. Mais temps pour tout. Maintenant c'est fini d'aimer.

Jane. Tu as aimé beaucoup?

Clémence. Bien souvent ! mais si peu pour de bon, j'entends quand on a du cha- grin.

Jane. Oui. Qui as-tu aimé le plus dans ta vie ?

198 NOCTURNES

Clémence. C'est Paul, un petit fourrier de hussards, il y a vingt ans de cela. Il aurait tout fait pour moi, ce garçon-là, il au- rait sacrifié père et mère et vendu les bijoux de ses sœurs. Je lui aurais dit : « Faut que tu gifles ton général », qu'il m'aurait répondu : « J'y cours. » Il aurait volé des billets de banque, enfin je ne sais pas ce qu'il n'aurait pas fait. Pour le cœur et l'entrain je n'ai ja- mais retrouvé son pareil.

Jane. Comment vous êtes-vous quittés?

Clémence. Il a changé de garnison, le pauvre petit, et puis il est mort de l'autre côté de l'eau, dans les pays chauds.

Jane. Le fait est que c'est rare une vraie affection. Moi aussi, j'ai bien aimé un homme qui était dans un bureau, lui, il travaillait à écrire. Il était très peu payé, bien que c'était au ministère des finances.

Clémence. Et lui aussi, comme Paul, il aurait fait pour toi des choses incroyables?

Jane. Lui ! il m'aurait vu mourir de faim dans le ruisseau qu'il ne m'aurait pas donné deux sous. Ah! le misérable, je l'adorais, et.

NOCTURNES

199

dans le fond, je crois bien que je l'adore tou- jours.

Clémence. Qu'est-ce que c'est devenu? Jane. Nous ne nous voyons plus. Il a fait un très riche mariage, il est député. Il parle devant tout le monde assemblé. Clémence. Il devait arriver. Jane. C'est égal. Pour un ou deux qui ont des qualités, qu'on aime et qui sont des exceptions, l'ensemble des hommes n'est pas bien brillant.

Clémence. A qui le dis- tu? Tiens, c'est justement une des raisons qui m'ont le plus poussée à prendre ma déterminatian. Oui, à l'usage on se rebute des hommes.

Jane. D'abord ils sont par trop bêtes, mais bêtes comme des haricots.

Clémence. Ils ne savent pas nous aimer à notre manière, ils nous aiment pour eux, en égoïstes.

Jane. Ils font de l'amour une chose d'in- térêt, de calcul, de rapport.. Clémence. Ils veulent en avoir pour leur

200 NOCTURNES

Jane. Et quand on leur en flanque de trop, ils se plaignent.

Clémence. Et puis, d'un autre côté, quand on pense que les nôtres, ceux qui nous approchent, c'est encore ce qu'il y a de mieux dans le genre, on a les bras et les jambes cas- sés et on se dit : j'ai peut-être tort de récrimi- ner, en somme j'ai affaire à des ducs, des princes, des millionnaires...

Jane. L'élite de la société.

Clémence. Oui, l'élite... quoique souvent ils soient de fameuses pratiques, l'élite, à ne pas prendre par la taille avec des pincettes. Pas de cœur, pas de reins, et des vices par- tout.

Jane. C'est quand on est leur maîtresse, à ceux-là, qu'on remercie la Providence de ne pas être leur femme !

Clémence. Ah ! ils m'ont dégoûtée de Paris, les hommes de la haute, et voilà pour- quoi je ne veux plus en entendre parler. Toutes mes petites affaires à l'heure qu'il est sont ar- rangées, mes mesures prises pour filer joli- ment, et faire une belle sortie à l'anglaise.

Jane. Tu penses à ta vente j'espère?

NOCTURNES 201

Clémence. Une vente? allons donc! Je ne fais pas de commerce avec mes souvenirs. Ça représente du cœur gros nos souvenirs à nous autres. Sans compter que c'est stupide, on a l'air de renier le passé. Moi, je l'emporte; il me servira les jours de spleen. On m'enverra tout ça là-bas.

Jane. Et c'est demain que tu pars ? Clémence. Demain matin... ce matin. Jane. Comme ça, en plein hiver... par la glace.

Clémence. Oui. Une carafe frappée ! Jane. C'est mortel.

Clémence. Je ne trouve pas. J'aime l'hiver : il nous conserve, il n'avachit pas comme l'été.

Jane. Mais que vas-tu faire? A quoi vas- tu passer ton temps toute l'année ?

Clémence. Oh ! ne t'inquiète pas. Je n'aurai pas une minute d'ennui. D'abord je m'installerai, ce sera long. Je me promènerai beaucoup, j'aurai une solide charrette que je conduirai moi-même par les mauvais chemins de la forêt, avec des cache-nez jusqu'aux

202 NOCTURNES

yeux... Je croiserai peut-être le curé qui me saluera... Est-ce qu'on sait !

Jane. Et en dehors de ta charrette?

Clémence. J'aurai des visites, des visites de voisins, de hraves hobereaux, un peu loups, qui s'échapperont de leur tanière, et qui m'arriveront en catimini avec des bassets sur les talons, histoire de fumer une pipe chez la dame, au coin d'un grand feu. Ils essayeront de me faire causer de Paris et de choses polis- sonnes, mais ça ne prendra pas ; ils m'adore- ront tous, et ils calotteront le premier qui s'aviserait de dire que je suis une cuisse lé- gère qu'on a tort de fréquenter.

Jane. J'entends, mais il y a des moments ils ne seront pas là, tes hobereaux, des mo- ments où tu seras seule enfin ?

Clémence. Alors, ce sera le paradis ! Être seule, toute seule, déjeuner seule, dîner seule. Et seule au lit, personne à droite ni à gauche. .. toujours seule, toujours, continuellement. Ah ! ma pauvre petite bichette, tiens, parlons d'autre chose ! Non! Et puis je m'occuperai, je lirai, j'apprendrai l'orthographe, tout ce que je ne sais pas, je bricolerai du haut en bas

NOCTURNES 203

de la maison, je pourrai avoir de grands chiens depuis le temps que j'étais condamnée aux tout petits ! Ah! non ! non! je ne me plaindrai pas de ma solitude ! Saperlipopette non !

Jane. Allons! je vois que c'est fini, qu'il n'y a pas à te retenir. C'est bon, tu vas t'en aller, moi je reste.

Clémence. Tu n'as pas ma nature, toi, tu n'es pas à plaindre.

Jane. Oh! je ne me plains pas. Dire que si c^était à refaire, je rechoisirais de m'amu- ser pour vivre... non... mais je ne me plains pas.

Clémence. Et puis du moment que tu as commencé...

Jane. Aulant continuer. Il faut une règle dans la vie. Alors, eh bien, mais alors... je vais t'embrasser bien fort, et puis te dire adieu... et puis voilà! Penser tout de même que ce soir a été notre dernière avant-scène...

Clémence. J'ai voulu passer ces heures-là avec loi.

Jane. C'est gentil. Bien gentil. Adieu.

Clémence. Comme' tu me serres fort !

204 NOCTURNES

Jane... Grande bête chérie... Veux-tu bien ne pas...

Jane. On a été si longtemps... si...

Clémence. Tu viendras me voir! te repo- ser.

Jane. Peut-être... si je peux... Là, encore une fois. (Elle Vemhrasse.) Et puis, pense à ton amie qui n'a pas... pas de château...

Clémence. Oui... Bonne chance!

Jane. Oh! moi!... Enfin! Rempaillons! comme disait ton père.

XI

GARDIENS DE LA PAIX

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XI GARDIENS DE LA PAIX

BASTIEN LEGOURT. WERSCHELMER.

Une heure du matin, en été. Les deux agents, au coin du bou- levard et de la place de l'Opéra, devant le Gil Bios, sont arrêtés et causent.

Lecourt. Belle soirée!

Wersgheimer. Oui-dà.

Lecourt. Plutôt à la chaleur. Plutôt.

Werscheimer. C'est bien bon.

Lecourt. Seulement il faut suer, voilà!

Werscheimer. Oui. C'est des temps il y a plus d'une dame qui couche sans draps. Et, à propos, la bourgeoise va bien?

208 NOCTURNES

Lecourt. Sur ses pieds, comme à la cou- tume.

Werscheimer. Tant mieux. Le gosse aussi ?

Lecourt. Également. Il commence à ap- peler ses lettres... avant six mois ça saura lire par cœur!

Werscheimer. Léopold qu'il se nomme, (on garçon?

Lecourt. Léopold ; c'est un joli nom.

Werscheimer. Le roi aux Belges a le même.

Lecourt. Eh bien et toi? On ne se marie toujours pas?

Werscheimer. Il y a le temps.

Lecourt. Tu as tort. C'est bien utile. Quand on rentre chez soi, et puis pour les rac- commodages des chaussettes, et puis si on est malade. C'est bien utile.

Werscheimer. Possible. Moi, je n'en rêve pas.

Lecourt. Tu aimes mieux l'amusement avec des petites?

Werscheimer. Par-ci, par-là.

Lecourt. Grand léger!

NOCTURNES 209

Werscheimer. D'autant qu'il y a des femmes et des plus belles femmes, qui ne sont pas pour se rebuter de nous autres.

Lecourt. Pour ça, c'est croyable.

Werscheimer. Si je te disais, moi... mais non, j'ai promis de le taire sous silence...

Lecourt. Va donc. Ne fais donc pas de cachetteries...

Werscheimer. Eh bien, Fallat, tu te rap- pelles, Fallat qu'était avec nous, il y a trois ans?

Lecourt. Oui, il a quitté le service.

Werscheimer. Et sais-tu ce qu'il est de- venu ?

Lecourt. Ma foi non.

Werscheimer. Jardinier.

Lecourt. Jardinier de son état ?

Werscheimer. Jardinier, je te dis. Oui, chez une dame, une dame seule.

Lecourt. Une dame de plaisir ?

Werscheimer. Tu salis! une dame très bien et tout à fait gentille, une dame dans les qurante-sept ans.

Lecourt. Elle est de la vieille brigade.

Werscheimer. Elle demeure à Bois-Co-

12.

210 NOCTURNES

lombe, dans une maison de campagne épa- tante où elle s'est casernée; il y a des poules, des canards, des arbres, des melons, des fleurs comme au Luxembourg... enfin c'est très res- pectueux...

Lecourt. Et c'est Fallat qui fait pousser tout ça ?

Werscheimer. Il jardine, il a des arro- soirs gros comme des tonneaux ; toute la jour- née, il se promène, il va-t-et vient avec un grand chapeau de paille, et puis le soir... le soir... c'est que tu vas vouloir rire...

Lecourt. Eh bien quoi! le soir?

Werscheimer. Quand c'est l'heure de se coucher... il n'a pas de chambre, comprends- tu? Il retire ses sabots, il monte en doigts de pieds chez la grosse dame, il entre, il dit : « Me v'ià ! » Et puis, sans doute qu'elle le trouve bien, qu'il s'y trouve bien... bref, il reste... Et c'est comme ça depuis deux ans.

Lecourt. Depuis deux ans il ronfle avec! Sacré Fallal!

Werscheimer. Il a rudem^ent maigri.

Lecourt. Ça n'est pas très propre !... Moi, ça ne m'est jamais arrivé ces veines-là.

NOCTURNES 211

Werscheimer. Ça vient qu'on ne s'y attend pas. Maintenant, tu sais?... pas amu- sant tous les jours. Fallat me le disait la der- nière fois que je l'ai vu : « Rien de plus avare que cette vieille éléphant! Elle me laisse crever la faim, sans seulement m'acheter un pantalon ! Des instants je me retiens à quatre pour ne pas lâcher le fourbi. »

Lecourt. Pourquoi ne le fait-il pas ?

Werscheimer. Je lui ai demandé. Sais-tu ce qu'il m'a répondu ?

Lecourt. Non.

Werscheimer. « Je m'y habitue. »

Lecourt. Il est flambé! {Ils commencent à remonter le boulevard à petits pas et ils avisent deux fillettes assises sur un banc tenant cha- cune un petit panier.)

Lecourt. Ça n'est pas permis de subsister là, les enfants.

Première fillette. Mais, monsieur...

Werscheimer. Pas de dialogue. Il faut romper. [Elles se lèvent.)

Deuxième fillette. Sommes pas des mendiantes, sommes des bouquetières...

212 NOCTURNES

Lecourt. C'est bon. (Elles s'éloigneiit en causant.)

Première fillette, à son amie. Tu peux vendre des fleurs dans le jour, toi?

Deuxième fillette. Oui.

Première fillette. Moi je ne peux que le soir.

Deuxième fillette. J'aiuntrucpourlejour.

Première fillette, Dis-le?

Deuxième fillette. Tu ne l'émècheras pas? Non. Eh bien, c'est un truc de compas- sion : à l'heure de visite je me mets à la porte des hospices. Et je les vends toutes.

Première fillette. T'es futée, chérie !

Werscheimer. C'est égal. Il fait toujours un métier plus risible que le nôtre, Fallat, parce que nous autres, là, vraiment, ça n'est pas une partie de billard !

Lecourt. Fichtre non !

Werscheimer. Rien que de la peine.

Lecourt. Et guère de profit !

Werscheimer. Toute l'année, jour et nuit, à user nos bottes sur le trottoir.

NOCTURNES 213

Lecourt. Des fantassins de macadam.

Werscheimer. Et des fantassins de mal- heur, oui !

Lecourt. Sans parler des secousses avec les marions, des coups de couteau et de toute la manivelle.

Werscheimer. Et puis les émeutes que tu oublies !

Lecourt. C'est vrai, depuis quelque temps, cane chôme pas. Oequeje iinis par la connaître leur place de la Concorde! Non!... Par exem- ple, ces jours-là, on n'a pas besoin d'être bien poli, on peut taper sur le monde pour de bon.

Werscheimer. Et ça occupe.

Lecourt, Dis que ça fait plaisir.

Werscheimer. La dernière fois je ne suis pourtant pas mauvais la fois aux huit heures de travail, j'ai foncé à un moment sur un vieux monsieur, un sale vieux monsieur, qui ne me faisait rien, mais qui avait bien l'air de me défier tout de même, et j'y ai posé de biais mon poing sur la mâchoire, mais là, sans bruit, je te le jure.

Lecourt. Il a tombé?

Werscheimer. Il s'a sauvé, le lâche ! Il

214 NOCTURNES

saignait du nez comme un taureau, seulement il a perdu sa canne en se trottant, je l'ai ra- massée, et rofficier m'a dit : « Garde-la, mon garçon, tu l'as bien gagnée! » Un beau jonc avec une boule en or.

Lecourt. Tu n'as pas perdu ta journée.

Werscheimer. Malheureusement on ne peut pas faire ça souvent.

Lecourt. Dis-moi donc [il désigne deux filles, arrêtées à quelques pas^ et qui causent dans V ombre d'une porte cochère), qui est-ce ces deux-là? C'est bien Pépette ?

Werscheimer. AvecrEnflée, oui. Qu'est-ce qu'elles ragotent ? {Ils s^arrêtent et écoutent, sans en avoir l'air.)

Première femme. Ma chère, il est comique. Il a plus de soixante ans. C'est un député, sa mère était comte. Il vient, figure-toi, il ne prend pas le temps d'ôter son chapeau, il m'aime tout de suite, et il me donne deux louis. Seulement des fois il dit : Je suis brisé, ma petite enfant.

Deuxième femme. Ça arrive chez les vieil- lards, quand ils sont âgés. Et,- souvent qu'il vient?

NOCTURNES 215

Première femme. Deux fois la semaine ; ou une, ça dépend.

Deuxième femme. Mais toujours deux louis?

Première femme. Toujours. Et dame, c'est tout de même un peu trop peu.

Deuxième femme. Je te trouve difficile.

Première femme. D'autant qu'il a comme une manie. Pendant qu'il m'embrasse, il m'en dit de toutes les couleurs, il me traite comme la dernière des dernières.

Deuxième femme. Il t'agonise.

Première femme. Tiens, sacrée mâtine, tiens, volaille, gibier à chaque mot il me fiche une beigne je te ferai enfermer, je te ferai coifrer à Saint-Lazare. Oh ! je le ferai... je le ferai comme je le dis !

Deuxième femme. Quoi ! c'est des mots de passion !

Première femme. Je te dis pas. Des fois pourtant on a peur. (Elles s'éloignent.)

Lecourt. T'as enlenùu?

Werscheimer. Oui. C'est cocasse. Elle est gentille, la seconde, la brune. Pas celle aux deux louis. L'autre.

216 NOCTURNES

Lecourt. L'Enflée? très gentille.

Werscheimer. Je me sens pour elle un mouvement.

Lecourt. En dehors de son métier, je la crois sage. Oui, si tu pouvais lui plaire, je crois que t'aurais une petite habitude bien convenable.

Werscheimer. Un de ces soirs faudra que je lui cause. Je regrette de l'avoir laissée partir.

Lecourt. Ça se retrouvera. Elle est très rangée. Pour rien au monde elle ne manque- rait son boulevard. Par exemple, à deux heures elle rentre chez elle. C'est pas de ces femmes qui courent la nuit.

Werscheimer. Ça vaut mieux. Mais d'ailleurs, pas tout ça ! De ce moment je n'ai guère la cervelle aux gaudrioles. Je suis même très embêté, tiens, je peux bien te le dire.

Lecourt. Rapport à quoi? (Un monsieur qui a un léger accent étranger aborde un des agents.)

Le monsieur. Pardon. La rue Joubert, s'il vous plaît?

NOCTURNES 217

Lecourt. Vous descendez le boulevard jusqu'à la rue de la Chaussée-d'Antin, vous prenez cette rue, vous coupez le boulevard Haussmann, la troisième rue à gauche et vous y êtes. Il y a toujours deux ou trois voitures arrêtées.

Le monsieur. Merci. [Il tire de sa poche une pièce de cent sous qu'il tend à Lecourt.)

Lecourt. Jamais de la vie, monsieur. Gardez. (Le monsieur rengaine sa pièce et s'en va.) As-tu vu ce type allumé avec ses cent sous! Ah çà, est-ce qu'il croit ce milord que le gardien de la paix...? On a un képi, mon vieux mais pas une casquette !

Werscheimer. Je te disais que j'étais embêté...

Lecourt. Oui.

Werscheimer. Eh bien, c'est justement rapport à une chose comme ça, d'argent. Oh ! pas moi. Mais s'agit de mon neveu, l'enfant de ma feue sœur, un grand garnement de dix- neuf ans qui se débauche, et qui n'a que moi de père pour toute famille

Lecourt. Il emprunte des dettes?

Werscheimer. Si c'était ça ! mais pis, il

13

218 NOCTURNES

se fait... entretenir... il reçoit de l'argent des femmes. Pendant que moi je trime pour quel- ques francs, sous la pluie, par tous les temps, lui, de son côté, il ribote et il tourne au vert.

Lecourt. C'est dégoûtant. Plaque-le.

Werscheimer. Je peux pas. J'ai juré.

Lecourt. Quoi?

Werscheimer. J'ai juré au lit de ma sœur, en Alsace. Oui, ma sœur, à son lit de mort elle m'a dit : « Jure-moi que cet enfant- là, tu ne le lâcheras jamais ». Ça m'assom- mait ferme, et puis qu'est-ce que tu veux ? j'ai pensé : si je lui refuse, ça va l'impressionner pour ses dernières minutes. Alors j'ai juré.

Lecourt. - f'allait pas. Fallait seulement promettre.

Werscheimer. Parbleu 1 je sais bien que j'ai fait une bêtise. J'aurais lui dire : « Écoute, Hermina, je t'aime bien, tu es ma sœur, tu vas l'éteindre, mais je peux pas te jurer ça, demande-moi autre chose. » Je ne l'ai pas fait. N'en parlons plus. Maintenant c'est sacré. J'ai juré que je ne le lâcherais jamais.

Lecourt. —Alors, il t'harcèle, ton neveu?

Werscheimer. H m'harcèle sans m'har-

NOCTURNES 219

celer. Seulement il tourne comme un garçon qui tournera mal. Tiens, v'ià la lettre qu'il a perdue l'autre jour à la maison il ne sait pas que c'est moi qui l'ai trouvée je vais te la lire. Et puis tu me diras si ça n'est pas... Je vais te la lire !

Lecourt. Là, tiens. Sous le réverbère. C'est une lettre de femme?

Werscheimer. De femme, oui.

Lecourt. Vas-y de ton compliment.

Werscheimer (a pins dans son portefeuille différents papiers qu'il feuillette.) Voyons... 6,720... qu'a accroché le camion... c'est pas ça... contrevention... pas ça encore... ah ! voilà. {Il déplie le papier et lit.) « Mon cher » petit Auguste, pardonne-moi si je suis si ar- » dente à t'écrire, mais je ne peux plus résis- » ter à Tamour qui m'attache de jour en jour » près de toi. Écoute, il faut te l'avouer, lorsque » tu as brisé celte chaîne qui nous tenait unis, » je n'ai pas répondu à tes paroles, mais mon w cœur s'est brisé à la vue de tant d'ingrati- » tude. Je ne peux pas te dire ce que je souffre » en pensant à toi, surtout depuis le papier » que je t'ai annoncé que j'allais être mère.

220 NOCTURNES

Enfin ! maintenant, je puis te l'avouer fran- chement, je ne vas de bon cœur avec mon nouvel amant qu'en songeant à toi, sans cela il n'y a plus personne. Je sais très bien que da moment que ton cœur s'était donné à une autre qu'à moi, je n'aurais pas me faire tant d'illusions, mais que veux-tu,! on ne peut pas empêcher les sentiments de l'âme. » Lecourt. Elle cause bien. C'est touché ! Werscheimer. « Depuis le jour je t'ai vu pour la première fois, tu as fait un changement en moi. C'est vrai, pendant les huit jours que j'ai été avec toi je n*ai pas travaillé; mais, depuis notre triste sépara- tion, il s'est fait un énorme changement sous ce rapport, et je t'écris pour te demander si tu voudras consentir à ce que je t'ai proposé. S'il en était ainsi, je voudrais que tu démé- nages de chez ton oncle. » Lecourt. Elle t'a dans le nez. Werscheimer... « Du moment que je m'avance, c'est que je viens à toi avec du carme... oh ! je n'ai pas des mille et des cent, mais j'ai écolomisé quatre-vingt-cinq francs. Si tu veux venir, tu me donneras un rendez-

NOCTURNES 221

)) VOUS, 17, rue Rèbevaloù jereste, en mettant » un papier à la concierge. Surtout ne parle » pas de tout cela à la Courtille, car mon nou- » vel amant va chez Léon je dois aller de- » main au bal avec lui. Dieu soit loué que je )) t'y rencontre ! Si des fois tu ne voulais pas » accepter ce que je t'offre, sois demain chez » Léon, que je te voie, que mon pauvre cœur » déborde ! Je n'ai plus rien à te dire. Je t'aime » toujours plus que jamais. Tu auras heaume )) haïr, moi je penserai toujours à toi, chéri, » et ça n'empêchera pas que quand tu auras » besoin de n'importe quoi, je te donnerai » à toi de préférence qu'à mon amant. Je » t'embrasse de tout cœur sur ta belle petite .) bouche rose.

» Celle qui t'aime pour toute la vie,

» Valentine Passot. »

Lecourt. Gré nom !

Werscheimer. « Un dernier mot, je t'en » supplie : si tu viens au bal, ne me parle pas, )) car celui que j"ai pour le moment est très » jaloux, j'aurais peur que vous vous dispu-

NOCTURNES

» liez, et comme il me donne du carme, il ne » faut pas le brutaliser. Ne fais pas voir cette » lettre à personne. »

Lecourt. Elle a l'air de rudement l'ai- mer !

Werscheimer. Bah î est-ce qu'on sait ? Tout ça, peut-être des mensonges, des fausse- tés.

Lecourt. Ah ! ma foi, les femmes, c'est comme le serpent : il rampe et pique. Et qu'est-ce que tu vas faire ?

Werscheimer. Je suis en peine. Mais j'ai pas confiance. Il finira mal, ce garçon-là. Finira peut-ctre à la Roquette là-haut, il sera peut-être guillotiné... Oh ! il me fait très peur !

Lecourt. Et penser que tu pourrais ce jour-là être de service !

Werscheimer. Ça serait fort.

Lecourt. Ça a l'air d'un feuilleton.

Werscheimer. Si ça arrivait, je me ferais remplacer. L'enfant de ma sœur ! Enfin espé- rons que nous n'y sommes pas encore ! Tiens v'ià la petite qui repasse.

NOCTURNES' 223

Legourt. L'Enllée?

Werscheimer. Oui. Bien gentille tout de même.

Legourt. Cause-lui. Elle sera polie, crains rien.

Werscheimer. Tu me conseilles, vrai- ment ?

Legourt. Du moment que ça te sourit. Et puis, lu sais... entre amis... si vous vous accordez tout de suite, ne te gène pas... le petit hôtel, au coin... tu peux filer.

Werscheimer. Pas de danger, tu crois ?

Legourt. Non, mais ne sois pas long- temps. Je te donne dix minutes.

Werscheimer. Ça me suffit.

Legourt. Bonne santé.

Werscheimer, à la femme qui s'éloignait. Psst !

XII

EN MENAGE

13.

XIT EN MÉNAGE

MADAME LADIEU. cinquante-huit ans. BLANCHE, sa fille, vingt-cinq ans. GEORGES BERTIN, trente-deux ans.

^Chez Georges. MinuiU Blanche est au lit, un grand lit à deux oreillers. Sa mère, en chapeau, est assise à son chevet.

Ces trois personnes parlent, à rai-voix, avec beaucoup d ennui les propos qu'elles échangent sont coupes par de longs, par de très longs silences, et à ces moments-là, montent alors, par intervalles, les bruits de la rue : chants d'ivrognes, liacres voitures de laitiers, cris de gaieté nocturne. Il est en effet tort tard, pas loin de quatre heures, à la lin d'octobre.

Madame Ladieu, Vœil à la pendule. Minuit dix ! C'est fort tout de même ! C'est extrêmement fort!

Blanche. Tranquillise-toi donc, maman puisque jeté dis qu'il va rentrer.

Madame L.idieu. —Voilà deux heures que tu me dis qu'il va rentrer.

228 NOCTURNES

Blanche. Raison de plus. Il ne tardera pas.

Madame Ladieu. Et c'est la même chose tous les soirs ?

Blanche. Mais non, je t'assure...

Madame Ladieu. Ne l'excuse pas. L'autre jour encore, tu me l'as avoué, en pleurant. Rappelle-toi. Tu m'as avoué que, depuis les débuts de ta maladie, c'est-à-dire depuis trois mois, il rentrait chaque nuit à des heures impossibles... même quand tu étais si mal.

Blanche. Mais, maman...

Madame Ladieu. M'as-tu dit cela, oui ou non ?

Blanche. Je te l'ai dit, sans doute...

Madame Ladieu. Eh bien, il suffit, je ne tolérerai pas que Georges te délaisse; il t'a choisie, tu l'aimes, il faut qu'il soit convenable avec toi, et je le lui signifierai nettement, pas plus tard que ce soir, quand il rentrera...

Blanche. Tu l'attends, pour de bon ?

Madame Ladieu. Je l'attends ; ça n'est pas pouf mon plaisir, je te le garantis, mais je l'attends. Un petit sauteur qui s'imagine...

Blanche. Et s'il ne rentre pas ?

NOCTURNES 229

Madaaie Ladieu. S'il ne... Qu'est-ce que tu as dit ? Il y a donc des nuits il ne rentre pas? Non, mais parle, il y en a. N'est- ce pas?

BcANCHE. Rarement.

Madame Ladieu. Mais il y en a?

Blanche. Qu'est-ce que tu v^eux? Il a peut-être des courses...

Madame Ladieu. Oh ! s'il ne rentre pas... je sais ce que j'aurai à faire.

Blanche. Je t'en prie, maman, ne me cause pas d'ennuis, il n'y a que moi qui aie le droit de me plaindre, après tout. Est-ce que je me plains? Non. Alors tais-toi, et mêle- toi de ce qui te regarde

Madame Ladieu. Tu t'oublies !

Blanche. Je n'entends pas que tu troubles notre ménage.

Madame Ladieu. C'est pour ça que tu viens mechercher chaque fois qu'il s'agit de le raccommoder.

Blanche. Quand je viens te chercher, tu peux venir; mais ce soir je ne te demande qu'une chose, c'est de t'en aller. Il est très tard, tu demeures loin, tu te feras assassiner.

230 NOCTURNES

Madame Ladieu. II n'y a pas de danger.

Blanche. Si... Je neveux pas que tu tra- verses à cette heure-ci l'esplanade des Inva- lides. Ça n'est pas prudent.

Madame Ladieu. Je prendrai une voiture.

Blanche. —Tu peux n'en pas trouver.

Madame Ladieu. Ta as raison. En ce cas, je resterai ici, je coucherai dans la petite chambre.

Blanche. Oh non I non ! non !

Madame Ladieu. tu ne veux pas? tu pré- fères que la mère reçoive un mauvais coup.

Blanche. Ne me fais pas dire de bêtises. Je préfère avoir ma liberté.

Madame Ladieu, Jusqu'à présent, il me semble que je te l'ai assez laissée, ta liberté !

Blanche. Continue donc.

Madame Ladieu. Mais je te ferai observer...

Blanche. Rien du tout. Chacun chez soi,

Madame Ladieu. J'ai compris, je ne cou- cherai pas dans la petite chambre. Je n'en veux plus de ta petite chambre. Tu peux la garder ta petite chambre.

Blanche. Je ne te l'ai jamais offerte.

NOCTURNES 231

Madame Ladieu. Blanche, tu me fais beaucoup de peine.

Blanche. J'en suis désolée, mais demain tu n'y penseras plus. Et puis, comme toi aussi tu me chagrines, en restant malgré moi, nous sommes quittes.

Madame Ladieu. Elevez donc des enfants î

Blanche. Si j'avais le bonheur d'en avoir, je m'y prendrais peut-être mieux que toi !

Madame Ladieu. Et tout cela, c'est ton satané Georges qui en est la cause I Mais pa- tience ! je lui ferai payer cher...

Blanche. Ecoute, maman, tu n'es vrai- ment pas raisonnable. Tu me vois souffrante, ennuyée d'être depuis des semaines au lit, sans arriver à la fin de cette longue convales- cence, et au lieu d'aplanir les petites difficul- tés, tu t'appliques àmettre des bâtons dans les roues; tu envenimes.

Madame Ladieu. Je veux la paix.

Blanche. Je l'ai, la paix, je l'ai quand tu n'es pas là.

Madame Ladieu. Dis tout de suite que tu voudrais me voir morte.

Blanche. Tu sais bien que non, que je

232 NOCTURNES

l'aime beaucoup. Seulement tu te montres trop.

Madame Lapieu. Allons, il n'y a pas, il t'a tourné la tête ; pendant que tu souffres, lui, je suis certaine qu'il fume des cigarettes chez des actrices, et qu'il te trompe à ne plus pouvoir mettre un pied devant l'autre. Un de ces qualre matins, il est de force à vouloir se séparer d'avec toi.

Blanche. Je suis sûre de lui.

Madame Ladieu. Enfin c'est ton affaire, et ça ne sera pas faute de t'avoir prévenue. Mais moi qui suis ta mère, je ne sais qu'une chose, c'est qu'il est la demie passée, que Georges devrait être rentré, que sa place est là, à côté de toi, parfaitement, à côté de toi, et qu'elle est vide, sa place, et que c'est ainsi tous les soirs. Voilà. Eh hien, c'est très laid. Maintenant, ça t'ennuie que je reste, je m'en vais. Tu as tout ce qu'il te faut. Pas froid aux petons ? Pas soif ? Non... Assez couverte ? Oui. Là, un baiser. Ne te fais tout de même pas de bile, ferme ton œil, et dors. [Bruit de pas.)

Blanche. C'est lui, c'est Georges.

Madame Ladieu. Ça n'est pas dommage.

NOCTURNES 233

Blanche. Je t'en prie, ne lui dis rien.

Madame Ladieu. N'aie pas peur, je lui parlerai très doucement.

Blanche. Chut! [La porte s'ouvre, Georges parait.)

Georges, surpris, à madame Ladieu. -- Tiens, vous êtes y Acette heure-ci ?Blanche n'a pas été plus souffrante?

Blanche. Mais non. Je suis très bien.

Madame Ladieu. Quand on a, monsieur, une malade qu'on aime et qu'on se préoccupe de sa santé, on rentre un peu plus tôt pour avoir de ses nouvelles. Moi qui vous parle je n'ai pas voulu la laisser seule, et comme vous ne veniez pas... c'est ce qui vous explique ma présence.

Georges. J'ai été retenu.

Madame Ladieu. Par qui?

Georges. Par des hommes. Ça vous suffit-il?

Madame Ladieu. Il faut bien que je me contente des explications qu'il vous plaît de me donner!

Georges. Alors c'est une scène? Une nouvelle scène, pour changer?

234 NOCTURNES

Blanche. Georges, sois gentil pour ma- man, je t'en conjure.

Georges. Qu'elle commence par êtregra- cieuse avec moi.

Madame Ladieu. Ce n'est pas aux femmes de mon âge à faire des avances. Que non 1 G e n'est pas à elles !

Georges. Enfin qu'est-ce que vous voulez ? G'est une explication que vous tenez à avoir avec moi, une bonne explication, une fois pou r toutes?

Madame Ladieu. Volontiers.

Blanche. Allons ! Les voilà aux prises !

Georges. Cane vous réussit générale- ment pas, vous le savez?

Madame Ladieu. Peut-être qu'aujourd'hui ça me réussira.

Georges. Je suis prêt.

Madame Ladieu. Pas ici. G'est inutile de

«

bouleverser cette enfant. Je pense à elle, moi. Georges. Où?

Madame Ladieu. Dans votre cabinet. Georges. Arrivez dans mon cabinet. Blanche, se dressant sur son séant tandis

NOCTURNES 235

qu'ils s éloignent. Georges ! Maman !... mes amis! (Ils sortent sans lui répondre.)

(Dans le cabinet.)

Georges. Pardonnez-moi si je vous parais un peu... ie tiens malgré tout à rester assez poli.

Madame Ladieu, qui s'asseoit. C'est heu- reux.

Georges. ... Assez poli, cependant il faut que je vous le dise : j'en ai par-dessus la tête .

Madame Ladieu. De quoi ? De qui?

Georges. De vous, madame. J'ai plein le dos de vous ! Je suis très bon, très endurant, mais jusqu'à une certaine limite...

MadameLadieu. C'est absolument comme moi. Et alors?

Georges. Et alors, il faut changer de méthode et cesser devons implanter chez moi. Je ne veux plus recevoir d'observations, je ne veux plus vous trouver au chevet de Blanche, quand je rentre, je ne veux plus...

Madame Ladieu. A une heure du matin 1

236

NOCTURNES

Georges. A l'heure qui me ijlaît. Je n'ai pas de comptes à vous rendre.

Madame Ladieu. Qu'esl-ce que doivent penser les concierges?

Georges. Ce que penseront les vôtres quand ils vont vous voir rentrer dans un ins- tant, à une heure et demie ! Et puis je m'en hats l'œil, des concierges 1

Madame Ladieu. Qa'est-ce quel... Moi, monsieur, on sait que je viens de chez ma fille, tandis que vous... Georges. ■— Tandis que moi? Madame Ladieu. C'est de chez les filles. Georges. Prenez garde. Ne continuez pas, parce que toute mère de Blanche que vous êtes, je vous fiche à la porte par vos deux grosses épaules avec défense de jamais remettre les pieds ici. Ah !... Madame Ladieu. Vous feriez cela? Georges. Froidement, sans que le cœur me batte. Non, vous tournez trop à la helle- mère! C'est-à-dire que vous êtes cent fois pis qu'une belle-mère. Eh bien, ça c'est ridicule, ridicule et inacceptable. Car enfin, je suis dé-

NOCTURNES 237

soie d'être obligé de vous rafraîchir la mé- moire, mais Blanche et moi nous ne sommes pas mariés. Je ne vous ai pas prise en traître. En 87, je vous ai déclaré que jamais, quand je vivrais cent dix ans, je n'épouserais votre fille; il ne faut donc pas jouer la duègne ré- gente et croire aujourd'hui que vous avez af- faire à un bon petit gendre , tout en sucre.

Madame Ladieu. Certainement, monsieur, vous Tavez dit : je suis pire qu'une belle-mère, et je le sais, et je m'en vante.

Georges. Il n'y a pas de quoi.

Madame Ladieu. N'ajoutez pas la raillerie à la grossièreté. C'est mon tour. —En effet, oui, vous n'êtes pas mariés. Heureusement! Cette liaison abominable a moins de chances de durer. Je conserve l'espoir de reconquérir un jour mon enfant. Et c'est précisément parce que vous n'êtes pas mariés que je suis intrai- table, monsieur. J'ai cent fois plus de fortes raisons d'être ce que je suis... La loi n'est pas pour protéger mon enfant. En fait de loi, elle n'a que ^a .mère, et celle-là ne lui man- quera pas. Aussi, vous me trouverez toujours entre vous deux... toujours, je vous en pré-

238 NOCTURNES

viens, tant que vous ne la rendrez pas heu- reuse, très heureuse.

Georges. ~ C'est vous qui m'en empêchez.

Madame Ladieu. Non, monsieur, je ne vous en empêche pas. J'y mets du mien.

Gorges. Justement. Vous n'avez aucun tact. Vous devriez com.prendre que votre pré- sence, dans notre situation illégitime, a quel- que chose de révoltant. Cette promiscuité n'est pas dans nos mœurs.

Madame Ladieu. Tant pis pour vos mœui'S, monsieur, je ne leur fais pas mes compliments. Ah çà!... Ah! çà?... Est-ce que vous me pre- nez pour madame Cardinal? Vous vous trom- periez étrangement, jeune homme. Je ne suis pas encore une mère d'Halévy. Ah! là, là! qu elle leçon ! Dieu de Dieu ! Si c'était à refaire ! Si j'avais pu prévoir...

Geoeges. Laissons le passé.

Madame Ladieu. Laissons-le, en effet, il n'est guère plus mignon que le présent.

Georges. Qu'est-ce qu'il a, le présent?... Dirait-on pas?... Quand j'ai fait la cçnnais- sa nce de votre fille, elle était danseuse au Châ- telet. Vous l'oubliez! Elle gagnait soixante-

>'OCTURNES 239

quatre francs par mois, et encore les mois elle dansottait!

Madame Ladieu. Dansottait! Cela prouve qu'elle était sage.

Georges. Cela prouve qu'elle n'avait per- sonne.

Madame Ladieu. Elle avait mieux que quel- qu'un.

Georges.-— Quoi?

Madame Ladieu. L'avenir.

Georges. L'avenir ne nourrit pas.

Madame Ladieu. Surtout depuis que vous le lui avez brisé.

Georges. Je vous conseille de vous plain- dre, toutes les deux! Mais nous battons la bre- loque, revenons à la question. Ainsi, c'est bien entendu. Pas besoin de vous mettre les points sur les i : Désormais, vous voir moins, beau- coup moins. M'imaginer que vous êtes en voyage, dans l'Amérique... pour des années, tel est mon vœu. A ce prix-là, nous vivrons séparément en très bonne harmonie ; et quand on aura une envie, mais une sérieuse envie de vous regarder, qu'on ne pourra plus at- tendre... eh bien! on vous fera un signe, psst.

240 NOCTURNES

Mais, jusque-là, silence, immobile, dans l'ombre. Et maintenant, je crois que le mo- ment est venu d'abréger ce pénible entretien.

Madame Ladieu, qui va pleurer. Monsieur, vous êtes... non, vous n'êtes pas (elle éclate). Ah! je n'ai jamais eu de chance, dans la vie.

Georges, bon. Allons, allons ! Des larmes I Vous? une maîtresse femme. Mais laissez donc ça aux pauvres gens qui n'ont pas de pain.

Madame Ladieu. Vous n'avez tout de même pas assez d'égards pour moi.

Georges. Partez, j'en aurai.

Madame Ladieu. Je vais partir, mais il faut que je vous dise, il faut que vous sachiez... G'est si triste! Vous ne voyez donc rien! Un homme, c'est donc toujours aveugle !

Georges. Je ne comprends pas.

Madame Ladieu. Blanche n'est pas forte, elle est encore bien faible, elle est peut-être perdue !

Georges. Allons donc I quelle plaisan- terie 1

Madame Ladieu. Oh! je no plaisante pas, allez! Sans doute, son ventre va mieux, mais

NOCTURNES 241

c'est sa gorge qui est plus mal. Et puis, je vous demande pardon, je m'attendris.

Georges. Faites, faites.

Madame Ladieu. Cette enfant-là, voulez- vous savoir la vérité? Elle ne vit que par le cœur, Georges! On sent ça, les mères. Je ne voudrais pas avoir l'air de m'acharner sur vous; mais tout de même, vraiment, vous n'êtes pas gentil, prévenant, pas ce que vous devriez être pour elle, pour une femme qui ne quitte pas du lit, quoi!

Georges. Je fais pourtant tout ce que je peux... Et les pharmaciens... et tout...

Madame Ladieu. Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle des procédés du cœur. Ainsi les nuits vous rentrez tard, vous ne passez pas chez Blanche, vous vous couchez, à part, pas seulement l'idée de l'embrasser, et vous dormez de votre côté sans interrompre. Blanche l'a remarqué, et ça lui a fait de la peine.

Georges. Elle a tort, elle se monte l'ima- gination.

Madame Ladieu. Moi, j'ai tâché de la con- soler de mon mieux. Comme je lui ai dit : « Tu sais bien, les hommes, ce que c'est, mon pauvre

14

242 NOCTURÎsES

petit chat, il y en a qui dorment, il y en a qui ne dorment pas! » Malgré tout, elle est restée dans son impression, et quand elle est seule, elle ne dépleure pas. Elle ne vit que par le cœur.

Georges. Elle est trop sensible.

Madame Ladieu. —Comme sa mère. Tenez, puisque nous y sommes, encore autre chose : Ce matin, pendant la consultation, oui, pen- dant que ces messieurs docteurs auscultaient ma pauvre enfant, et que nous étions tous là, debout, vous rappelez-vous ce que vous fai- siez?

Georges. J'attendais, j'étais très affecté...

Madame Ladieu. Non, Georges. Vous aviez pris les ciseaux et vous vous faisiez les ongles. Alors, vous n'avez pas remarqué, mais moi je me suis mise devant vous, pour que Blanche ne voie pas ça, parce que ça lui aurait... je la connais, elle ne vit que par le cœur. (Elle pleure.)

Georges. Voyons, voyons, ne pleurez pas si fort. Des gens qui ne sauraientpas croiraient que je vous martyrise. Je ne suis pas méchant,

NOCTURNES 243

j'aime Blanche, je vous aime bien aussi... Ren- trez vous coucher, croyez-moi.

Madame Ladieu. J'y vais. Mais là, nous autres, nous ne sommes pas à envier, les mères de nos filles.

Georges. —Faites-vous une raison.

XIII

TEMPS PERDU

14.

xm

TEMPS PERDU

EN HAUT

C'est une pièce plutôt grande, les rideaux des deux fenêtres sont tirés et se rejoignent, les tapis sont copieux, flambe un hon- nête feu de bois derrière le pare-étincelles en éventail de cuivre doré. Deux lampes Véclai- rent : Vune posée sur la cheminée, Vautre sur une petite table à ouvrage, près de laquelle se tient une femme de quarante-cinq à soixante ans, qui travaille au crocliet, avec un gros peloton de laine grise dans le creux de sa

248 NOCTURNES

rohe. A quelques pas, deux hommes, un brun un blond, en habit et cravate blanche, le par- dessus déboutonné, le chapeau sur la tête, la canne à la main, sont assis, le premier sur un fauteuil, le second sur un divan. Trois ta- bleaux, trois lithographies ornent les murs : c'est « Paul et Virginie fuyant Vorage », « les Enfants d'Edouard », d'après Delaroche, « le Printemps », de Cot.

La Dame. Alors c'est bien ?

Le Blond. Tout à fait bien, charmant. Surtout le second acte. N'est-ce pas, Paul?

Le Brun. Oui.

La Dame. J'irai. Ça ne m'est pas tou- jours commode, mais je trouverai le moyen.

Le Blond. Vous avez le temps. Pour le moment ça fait le maximum. A ce propos une question : quel est le vôtre ici, maximum?

La Dame. Les bonnes vingt-quatre heures : quinze cents.

Le Blond. Et la morte-saison ?

La Dame. Il n'y a pas pour nous de morte-saison. Mais, chut ! Revenons à cette pièce des Variétés?

NOCTURNES 249

Le Blond. On voit que vous aimez le théâtre.

La Dame. Le spectacle ! je n'aime que ça ! Si je pouvais je me l'accorderais tous les soirs. Oh! pas tous les théâtres, non. Mais les premiers, les bien, ceux on se sent à ni- veau.

Le Blond. Je fous comprends.

La Dame. Et vous?

Le Blond. Oh moi ! Plus, plus !

La Dame. Ça ne vous amuse plus?

Le Blond. Fatigue.

La Dame. A votre âge !

Le Blond. Trop été. Fatigue. Tout me fatigue. Toi aussi, Paul, n'est-ce pas?

Le Brun. Oui.

La Dame. Je vous plains.

{Un temps.)

Le Blond. Je sens que voilà l'heure il va faire faim.

La Dame. Désirez-vous...

Le Blond. Non. Pas ici. Me couperait l'appéLit.

La Dame. alors ? A cette heure-ci tout est fermé I

250

NOGTUR^•ES

Le Blond. Au cercle, ou dans quelque vieux bar.

La Dame. C'est le Jockey, je crois, votre cercle ?

Le Blond. C'est lui, oui.

La Dame. C'est le mieux.

Le Blond. On le dit. N'est-ce pas, Paul?

Le Brqn. Oui. (Un temps. Une femme de chambre entre avec

un billet de cent francs à la main.)

La Femme de chambre, à la dame, Soixante sur cent.

La Dame, qui ouvre et referme le petit tiroir de sa table à ouvrage. Voilà. [La femme de chambre sort.)

Le Blond. Pas Clara qui vient d'entrer?

La Dame. Toujours Clara.

Le Blond. M'avait bien semblé la recon- naître. Elle a engraissé.

La Dame. C'est possible. Et, dites-moi, est-ce qu'on s'y amuse?

Le Blond. ça?

La Dame. Dans votre cercle.

Le Blond. Pas autant qu'ici. Mais un peu tout de même. Enfin, c'est un autre genre.

NOCTURNES 251

La Dame. C'est ouvert le jour?

Le Blond. Le jour et la nuit.

La Dame. Qu'est-ce qu'on y fait la nuit ?

Le Blond. On y joue.

La Dame. Et on y perd.

Le Blond. C'est un cas qui se présente quelquefois.

La Dame. Est-il permis de gâcher ainsi son argent !

Le Blond. Vous êtes orfèvre.

La Dame. Comment dites-vous? Qu'est-ce que l'orfèvrerie a à voir là-dedans ?

Le Blond. Rien.

La Dame. Oh ! vous pouvez faire des plaisanteries inconvenantes ; vous savez que je ne les comprends pas.

Le Blond. Demandez à Paul ; il vous expliquera.

La Dame. Je n'y tiens pas. Et puis, ces choses-là, ce n'est plus de mon âge.

Le Blond. Le regrettez-vous ?

La Dame, avec un haussement d'épaules. Peut-être.

(Un temps.)

252 NOCTURNES

La Dame. Est-ce qu'on a des détails sur ce crime, ce crime d'hier? Le Blond. Quel? Je ne sais pas. La Dame. Vous n'avez donc pas lu votre Figaro de ce matin ?

Le Blond. Lève beaucoup trop tard. Je ne lis que le lendemain les journaux du jour même. Qu'est-ce qu'il nous dit de neuf, ce crime ?

La Dame. Un petit garçon pharmacien du boulevard Voltaire qui a poignardé son patron et sa patronne. Le Blond. Pourquoi faire ? La Dame. Pour les voler. Oui, avec un poignard de l'Exposition.

Le Blond. Voilà à quoi elle a servi. La Dame. Ne dites pas de mal de l'Expo- sition, je vous en prie ! Eh bien, qu'en pen- sez-vous, de ce crime ?

Le Blond. Moi, je ne suis pas ennemi de ça. La Dame. Vous n'êtes pas sérieux. Le Blond. Au contraire, puisque je vous tiens compagnie avec Paul. N'est-ce pas, Paul?

NOCTURNES 253

Le Brun. Oui.

La Dame. En attendant on est sur ses traces.

Le Blond. A l'assassin ?

La Dame. Oui. Ah 1 en voilà un... Pourvu que notre Président n'ait pas la faiblesse de le gracier !

Le Blond. C^est peut-être ici qu'on le pincera. Qui sait ?

La Dame. Merci. J'espère bien que non ! (Un temps.)

La Dame. Vous vous êtes absenté cet été?

Le Blond. Sans doute.

La Dame. Étes-vous heureux de n'être pas retenu à Paris ! êtes-vous allé?

Le Blond. Voyages.

La Dame. C'est indiscret de vous deman- der où ?

Le Blond. Non. En Allemagne, à Berlin.

La Dame. A Berlin. Allons ! Vous avez du courage.

Le Blond. En quoi?

La Dame. Il suffit, je me comprends. La Prusse est la Prusse. Moi, je ne pourrais pas,

15

254 NOCTURNES

non, je ne pourrais pas aller à Berlin. Ça me ferait... ça me lèverait le cœur... Enfin non !

Le Blond. ~ Vous êtes patriote?

La Dame. Certes, je le suis. [La femme de chambre entre avec deux pièces

d'or à la main^ quelle tend à la dame).

La Femme de chambre. Madame, est-ce qu'on peut recevoir cette monnaie-là ?

La Dame, qui a pris et regarde les pièces. Oui, mon enfant ; elle est excellente. Ce sont des marks. Le mark vaut vingt-cinq francs. C'est la monnaie allemande qui équivaut à notre louis français. Allez. {La femme de chambre sort.)

Le Blond, à son ami. Dis donc, Paul, crois-tu que c'est beau î

Le Brun. Oui. {Un temps.)

La Dame, s' adressant au brun. Et vous? pourquoi ne dites-vous rien ce soir ? Vous . êtes souffrant ?

Le Brun. Non.

La Dame, désignant le blond. Vous êtes fatigué, comme lui ?

Le Brun. Non.

NOGTUKNES 255

La Dame. Enfin, vous avez l'air de vous ennuyer.

Le Brun. Ferme.

La Dame. Vous aimez bien vos amis, seulement vous trouvez qu'ils sont trop longs.

Le Brun. Un peu.

La Dame. Vous êtes pour qu'on se presse?

Le Brun. Surtout quand je drogue. . Le Blond. Oalme-toi. Faudra bien qu'ils finissent par avoir fini.

La Femme de chambre, qui entre. Les deux amis de ces messieurs sont en bas qui m'envoient vous prévenir...

Le Blond, au hrun. Qa'est-ce que je te disais? (Ils se lèvent tous deux.)

La Dame. Bonsoir, messieurs.

Le Blond. Bonsoir.

La Dame. Vous m'excuserez si je ne vous reconduis pas.

Le Blond. Je crois bien.

Le Brun, grincheux. Allons, pas de scènes d'adieux !

La Dame, montrant le tricot de laine auquel elle travaille. J'ai tant d'ouvrage !

Le Blond, en s'en allant. Mais oui,

Î56 NOCTURNES

qu'est-ce que c'est que ces petites horreurs que vous tricotez là.

La Dame. Des brassières. . Le Blond. Pour qui ? pour elles toutes ?

La Dame. Non pas, pour les pauvres.

Le Blond. Très bien. Bonsoir.

La Dame. Bonsoir.

Le Brun, criant de Vescalier. Ah çà, descends-tu?

II

en bas

(Le blond, le brun et les deux attendus, devant la porte, sur le trottoir humide, contre lequel sont endormis {cheval et cocher en même temps) trois sombres fiacres).

Premier attendu. Eh bien? à présent?

Deuxième attendu. Dame, bonsoir. (Sou. pir.) Ah I nom d'un petit bonhomme !

Le Blond. Bonsoir. Tout s'est bien passé ?

NOCTURNES 257

Premier attendu. Très bien. Rien de romanesque.

Deuxième attendu. Ah ! le bon air à res- pirer !

Le Brun. Enfin, adieu. En voilà assez. Moi je marche. Quelqu'un marche-t-il avec moi? Si oui, qu'il le dise. Le point de direc- tion est les Champs-Elysées.

Deuxième attendu. Moi, je marche avec toi.

Le Blond. Moi, je vais avaler quelque chose je pourrai.

Premier attendu. Je t'accompagne. {Aux deux autres.) Adieu.

Deuxième attendu. ...dieu, vieux.

Le Blond. Bonsoir.

Le Brun. ...soir.

Les Cochers, qui tressaillent. Voilà, pa- tron !

III

DEHORS

Le Brun. Un peu vile, hé? il ne fait pas chaud.

258 NOCTURNES

L'Ami. Il fait humide. Quelle heure ?

Le Brun. On approche de cinq.

L'Ami. Ça n'a pas de bon sens.

Le Brun. Quoi ?

L'Ami. Tout ça.

Le Brun. Tu trouves toujours après. Avant tu m'envoies promener.

L'Ami. C'est épatant. Il n'y a personne, de tous les côtés... {Il s'arrête.) Regarde. Per- sonne. Les maisons, les réverbères, nous deux, et puis c'est fini. Voilà Paris. Ça ne te fiche pas le spleen ?

Le Brun. Oui. Non. Si tu veux. Je ne suis pas entêté.

L'Ami. Quand je dis personne, j'exagère. Il y a les rats... Oh ! tiens, là, ce gros. Ma pa- role, c'est presque un faisan. C'est à regretter de ne pas avoir son fusil.

Le Brun. Une autre fois tu le prendras. Mais ne ralentis pas, comme tu fais, le pas à chaque minute parce que je te lâche. C'est déjà joli de t'avoir attendu. Maintenant, trotte.

L'Ami. Ne te fâche pas. Et puis modère- toi ; tu cours. Je suis éreinté. Non, je t'assure, vraiment je ne suis pas à mon aise.

NOCTURNES 259

Le Brun. C'est ta faute.

L'Ami. Je sais bien, je n'ai plus l'âge pour fétarder. Ah ! crois-tu tout de même qu'elles sont infectes ces belles boîtes-là d'où nous sortons ! Et dire que ça fait de l'ar- ^^ent !

Le Brun. Le nôtre, oui.

L'Ami. Pourquoi va-t-on dedans? Pour- quoi?

Le Brun. Je te le demande.

L'Ami. Chaque fois je me jure : Par exemple c'est bien la dernière des dernières tournées.

Le Brun. Et puis on te revoit.

L'Ami. Et puis on me revoit.

Le Brun. On nous revoit.

L'Ami. Explique ça? Ce n'est pas le be- soin_, nous avons trente-six mille occasions de le satisfaire ailleurs, et mieux, et dans des conditions... comment dirai-je... plus person- nelles..

Le Brun. Pas le plaisir?

L'Ami. Ah ! Dieu, non ! Je ne sais rien de plus rasoir.

260 NOCTURNES

Le Brun. Alors quoi ? L'habitude ?

L'Ami. C'est peut-être ça. L'habitude. Tu as raison. Et puis il y a encore autre chose.

Le Brun. Quoi ?

L'Ami. La nuit, le noir. As-tu remarqué? la nuit on n'est plus soi, on devient un autre, et un autre pas fameux. Oui, j'y ai souvent songé... tout ce qu'on fait de une heure à cinq heures du matin qu'on ne ferait jamais en plein jour, même si on était tout seul, la femme de laquelle on se contente, la main de la fripouille qu'on serre, l'infamie qu'on excuse, qu'on commettrait à la rigueur, et les sales boissons qu'on avale, et les sales paroles qu'on lâche !... Vois-tu, il faut en convenir, nous autres, les nocturnes, la nuit ne nous est pas honorable, vraiment !

Le Brun. Oui, mais nous avons l'après- midi pour nous rattraper.

L'Ami. Si peu ! Tiens, sais-tu encore une des raisons qui me font aller ?

Le Brun. Va.

L'Ami. L'ennui, plus que ça : la peur de rentrer chez moi, l'effroi de la solitude. Quand je reprends comme aujourd'hui, dans les té-

NOCTURNES 261

nèbres, le chemin de mon petit appartement, quand je mets la clef dans la serrure, quand je pousse la porte et que je la referme, quand j'allume le bec de gaz et que je me vois dans la glace qui ne me flatte pas... tu n'as pas idée de ce que j'éprouve... Mes rideaux, les ten- tures, les tapis mes pieds ne font pas de bruit, c'est une sensation de froid et d'élouf- fement ; il me semble que ma garçonnière, c'est un tombeau, et je me couche, battu de l'oiseau, en pensant que je mourrai... Mais quand ? Voilà le rébus I Aussi, tu comprends, le soir, si je fais tout pour retarder ce moment du retour, et je traîne, je traîne, je tire sur la ficelle le plus que je peux. En été, ça va, le jour est pour nous, il vient de bonne heure ; mais maintenant! c'est maintenant le coup dur.

Le Brun. Rentre tôt, après ton dîner.

L'Ami. Tu es fou. Mes concierges ne trouveraient pas ça naturel, et ils s'interrom- praient de m'estimer.

Le Brun. Alors fais ce que tu vou- dras. *

L'Ami. Il n'y a rien à faire, qu'à conti-

15.

262 KOGTURNES

nuer. Tu vois bien? toi? Ta montes avec moi chaque fois, rien que par amitié, pour m'attendre. C'est stupide. Tout est stu- pide, nous compris. La vérité c'est qu'on devrait fermer ces bazars-là la nuit ; dans le jour personne nuirait, et il n'y aurait que les brutes.

Le Brun. Ça ne manque pas.

L'Ami. Dans le fond ils ne servent qu'aux étrangers, aux voyageurs, aux exigeants, et aux assassins qui se donnent de l'air. Et c'est tout.

Le Brun. Que veux-tu? Nous n'y pou- vons rien. En attendant, soyons gais jeunes gens ! comme disait ce pauvre Jolimont.

L'Ami. Pauvre Joli ! trouvé un matin par terre au pied de son lit, en chemise, avec son clyso à la main...

Le Brun. H y a une vieille devise dans ce genre-là : Sed périt in armis !

L'Ami. Non, je n'aimerais pas mourir comme ça. Je serais furieux.

Le Brun. Si tu crois qu'on te donnera à choisir.

NOCTURNES 263

L'Ami. Mourir chiquement.

Le Brun. Moi ça m'est égal. Pour le chic qu'on a en bière.

L'Ami. Tiens, tout ça me rappelle une parole que m'a dite un jour mon père, tu l'as connu? tu sais quel homme... il n'y en a plus de pareils...

Le Brun. Quelqu'un.

L'Ami. Je lui faisais voir ma chambre, il regardait les bibelots, les statues, mes Clo- dion qui sont raides, mes Lavreince, toutes les blagues, il regardait ça, l'air triste, et à la fin il m'a dit : « C'est joli, mais, à mesure que tu avanceras en âge, tu comprendras ce que je te dis aujourd'hui. Il faut avoir une chambre où, décemment, on puisse mourir. » N'est-ce pas, que c'est bien?

Le Brun. Oui. Nous voilà au rond-point, je te quitte.

L'Ami. Tu vas par ici ?

Le Brun. Oui. Et toi par là?

L'Ami. Alors bonsoir, à demain ?

Le Brun. Bonsoir, à demain.

L'Ami. Et... on s'obstine tout de même à vivre, à respirer?

264 NOCTURNES

Le Brun. On s'obstine. L'Ami. C'est égal. Ça n'est pas facile ici- bas d'être content!

Le Brun. Même de soi.

XIV

LA PLAIE

XIV LA PLAIE

LUT, quarante-deux ans. ELLE, trente et un.

Minuit passé Ils rentrent tous les deux. Ils ont monte sans bruit l'escalier du petit hOtel discret, muet, tout était éteint (avenue du Trocadero), et ils sont à présent, portes closes, dans un salon intime qui précède sa chambre à elle. II y a des lampes et un grand feu généreux.

Elle, le regardant debout. Eh bien, mon ami, êtes-vous satisfait?

Lui, qui a déjà jeté sur un meuble chapeau et paletot. Oui, merci. (Il s approche, la prend dans ses bras et l'embrasse longuement sur les cheveux, près de la tempe.) Merci. Et encore merci !

268 NOCTURNES

Elle. Vous ne direz plus...

Lui. Non, certes !

Elle... ... que je suis méchante?

Lui. Non... Ne parlez pas. Cela rompt... Je suis déjà heureux, si heureux ! que je ne peux pas croire que je vais l'être davantage. (// lui retire son manteau, son chapeau, très délicatement. Elle le laisse faire. L'attirant vers un petit canapé.) Venez là. {Ils s y assoient, sans se quitter la main.) Oui, je suis parfaite- ment, complètement, totalement heureux.

Elle. Que d'adverhes !

Lui. Oh non ! ne plaisantez pas dans un pareil instant. J'exprime mal, ou plutôt je ne cherche même pas à exprimer ce que je sens. Cela me serait impossible. Je n'ai qu'une pensée à cette minute : c'est de ne pas cesser de vous regarder une seconde, et de rester là, le plus longtemps, sous la caresse pénétrante et réfléchie de ces deux yeux dont j'aime tant l'éclat sombre, tant la mystérieuse interroga- tion, tant l'affectueux silence, un silence tout particulier comme en ont seuls les éléments quand ils se taisent. Ah ! l'impénétrable si- lence des yeux d'une femme qui écoute de

NOCTURNES 269

Tamour ! [IL lui baise les mains.) Berthe, je vous aime, vous en êtes sûre, n'est-ce pas?

Elle. Quelle question! D'abord je veux le croire.

Lui. Non, dites : Je le crois.

Elle. Je le crois. Et vous voyez même que je vous le prouve. Sans cela... Pourvu que je ne m'en repente pas.

Lui. Jamais, jamais.

Elle. On dit... et puis, un jour, on dé- serte.

Lui. Pouvez-vous... mon amie, ma tendre et chère amie ! Vous savez pourtant bien que je ne suis pas comme les autres. Voilà deux ans que je vous connais, que je vous aime.

Elle. Non, vous ne m'aimez que depuis un an. Vous avez été onze mois au début, sans me faire la cour.

Lui. J'amassais, vilaine.

Elle. Soit. Mais les premiers temps vous paraissiez très indifférent.

Lui. Je ne l'étais pas, je ne l'ai jamais été. Gomment d'abord aurais-je pu l'être, en sachant tout ce que vous avez souffert avec...

Elle, Varrêtant et lui mettant la main sur la

270 NOCTURNES

bouche. Chut! Ne parlez pas de ce qui n'est plus.

Lui. Pardon ! Je ne vous ai pas fait de peine ?

Elle. Non, mon ami. Et puis je ne veux plus me gâter le présent avec le passé. Mon cœur est devenu opportuniste.

Lui. C'est que je serais si désolé de vous causer la moindre tristesse; je vous dois tant!

Elle. Ne faisons pas de comptes.

Lui. Si, je vous dois tout ; je vous dois de revivre.

Elle. 4 Vous exagérez.

Lui. Je dis la vérité. Vous aussi, vous savez bien qu'autrefois je...

Elle, lui mettaiit de nouveau la main sur la bouche. Allons, pas d'autrefois ! Rien que de l'aujourd'hui, vous m'entendez?

Lui. Vous avez raison, chère amie. D'ail- leurs Taujourd'hui est si beau I Mais il faut cependant bien que je vous dise le miracle que vous avez opéré.

Elle. Bon I voilà que vous me canonisez à présent?

Lui. Écoutez-moi. C'est vrai ce que vous

NOCTURNES

271

me rappeliez tout à l'heure. Je ne vous ai pas aimée brusquement, du premier coup ; cela est venu lentement, progressivement, pas à pas, comme sur la pointe des pieds. Tenez, permettez-moi, Berthe, une comparaison qui certes n'en est pas une, mais grâce à laquelle je me ferai mieux comprendre : il y a des maladies terribles, violentes, impitoyables, qui s'y prennent des années à Tavance, qui peu à peu s'insinuent, font de patients pro- grès., s'établissent d'heure en heure et sans que celui qui en. est atteint conçoive le moindre soupçon ; il va, vient comme* à l'ordinaire, portant et promenant avec lui, dans lui, le mal qui le tuera, et c'est seulement le jour il s'aperçoit qu'il est atteint qu'en même temps il se constate perdu, et alors il est trop tard, c'est fait, il n'a plus qu'à mourir.

Elle. Vous n'êtes pas gai.

Lui. Eh bien, il y a aussi par contre, il y a, chérie, des bonheurs ici-bas, des espèces de bonheurs honteux qui ne sont pas sou- dains, foudroyants : c'est les passions qui naissent tout doucement dans une petite plate- bande de l'âme, à l'ombre, y germent silen-

272 NOCTURNES

cieuses, cachées, s'y fortifient muettes, pous- sent leur sève plus avant, sans que celui qui en est atteint conçoive le moindre soupçon ; il va, vient comme à l'ordinaire, portant et promenant avec lui, dans lui, la plante sacrée qui le réjouira, et c'est seulement le jour elle s'épanouit et donne sa première petite fleur qu'il sent toute la solidité de ses racines déjà si anciennes ; il ne cherche pas d'ailleurs à la trancher, mais quand même il le voudrait, il est trop tard, c'est fait, il n'a plus qu'à vivre et qu'à cûmer.

Elle. Mon ami!

Lui. Voilà. Et ce qu'il faut que vous sa- chiez aussi, c'est que je ne me reconnais plus depuis que je vous connais. Avant, ma nature était de voir triste, j'avais l'âme au nord. A présent, je suis au midi, tout est bleu, tout rayonne. Ah ! quand on est heureux, on a comme un ciel d'Italie dans son cœur! Vous avez des mains charmantes, on dirait presque des personnes; je les tiens, je les baise, je ne les lâche pas, je les adore.

Elle. Que de folies ! Mais dites-les, on ne les répète pas longtemps.

NOCTURNES 273

Lui. Vous le verrez. Ainsi vous êtes... vous allez être à moi, tout à l'heure, ce soir. Vous avez bien voulu vous laisser fléchir, vous!...

Elle. L'impeccable comme on m'appe- lait, oui... moi, je fais cela, je me donne. Et je le fais sans regrets, mon ami. J'ai bien ré- fléchi avant : peut-être pour obtenir ici-bas quelque joie de l'amour, faut-il en fin de compte y mettre un peu de bonté, un peu de charité, en y apportant le plus de désintéres- sement personnel. Et puis le mariage ne m'ayant pas réussi, j'essaie d'une nouvelle manière.

Lui. Ahl cette fois, c'est vous qui réveil- lez le passé !

Elle. J'en parle, mais je ne le réveille pas, il est tellement mort. D'ailleurs, je suis pressée, je n'ai plus de temps à perdre si je veux essayer un peu d'être aimée ; voilà que je suis déjà le commencement d'une vieille femme.

Lui. Taisez-vous donc.

Elle. Oh ! je le dis comme je le pense ; vous -savez que je ne suis pas coquette. Si je

274 NOCTURNES

l'étais, je vous aurais fait attendre et gagner ce bonheur dont Téchéance n'est pas loin ; je n'ai pas jugé que ce lut digne et loyal du mo- ment que vous me plaisiez et que j'étais déci- dée à ne pas vous résister. Non, je n'ai pas voulu devenir votre malt... à l'ancienneté.

Lui. Vous êtes... tu es charmante.

Elle. Je vous confie donc mon cœur à partir d'aujourd'hui. Faites attention, il de- mande de grands soins, il a été secoué, il a eu des accidents, et il est.,, ah! très, très fragile.

Lui. Je sais. N'ayez pas peur, on le mé- nagera.

Elle. Oui, je peux vous le dire, à vous, puisque vous voilà mon ami, mon grand et définitif ami, j'ai beaucoup souffert, et il n'y a pas encore si longtemps de cela. Vous ne m'en voulez pas de ce souvenir?

Lui. Vous en vouloir ! Dieu ! ma pauvre chère, je sais trop ce que c'est. Moi aussi, j'ai souffertj allez !

Elle. Pas de la même façon que moi.

Lui. C'est vrai, maij je me demande la-

NOCTURNES

quelle des deux souffrances est la plus ter- rible.

Elle. La mienne, mon ami, la mienne.

Lui. Pourquoi?

Elle. Parce qu'il ne s'y mêlait rien de consolant ; ce n'était qu'amertume et que honte, au lieu que vous...

Lui. Au lieu que moi ?

Elle. Vous aviez au moins dans votre douleur, dans votre juste douleur, car les femmes comme la vôtre sont rares, vous aviez le trésor de l'estime, la gratitude des larmes, la tendresse du regret.

Lui. Oui, cela, je l'avais, je l'ai eu.

Elle. Et c'est ce qui vous a soutenu, pen- dant votre long veuvage.

Lui. C'est ce qui m'a soutenu, oui, pen- dant dix ans.

Elle. Moi, pendant ces cinq ans depuis lesquels je suis divorcée, le malheureux que j'ai haï ne m'a laissé au contraire que désen- chantement, morne dégoût, et je ne pouvais même pas tarir mon désespoir en l'évoquant, car alors j'étais dix fois plus accablée, dix fois plus humiliée. Ah ! croyez-moi, pas de com-

276 NOCTURNES

paraison ! Il vaut encore mieux pleurer une morte que de maudire un vivant. Mais, pardoni je ne suis qu'une égoïste, et voilà que, par de vaines récriminations contre mon passé, je vous gâte votre présent, excusez-moi. Et puis il faut bien l'avouer maintenant que c'est fini : A quelque chose malheur est bon, etje ne lui en veux plus qu'à moitié à ce passé, puisque c'est à lui que je dois de pouvoir aujourd'hui faire un heureux, un heureux qui, peut-être, ne sera pas ingrat.

Lui. Viens.

Elle, tombant dans ses hras. Ah! j'ai si grand besoin d'être dédommagée! {Elle reste sur son épaule, songeuse.)

Lui. Qu'avez-vous ?

Elle. Rien.

Lui. Vous pensez à quelque chose ?

Elle. Non.

Lui. Dites-le.

Elle. Non. Je nepense à rien, je vous as- sure. {Elle va s'asseoir, toujours songeuse et comme gênée.)

Lui, la regardant longuement. Si, si... je vois bien...

NOCTURNES 277

Elle j faisant effort, avec un sourire. Allons, venez, près demoi,là... {Il viejit lentement s'as- seoir près d'elle.)

Lui. •- Je ne me lasse pas de vous regarder. Contempler l'être qu'on aime, c'est la seule joie qui ne s'assouvisse jamais.

Elle. Regardez-moi donc, mon ami. {Il défait le haut de son corsage.) Mais pas avec les mains.

Lui. Je t'en prie.

Elle. Allons, qu'il en soit donc ce que vous voulez. (Il continue, et lui découvre un coin d'épaide sur laquelle il se penche et qu'il haise. Il reste ainsi quelques secondes, immo^ bile.) Eh bien? (Il ne répond pas.) Mon ami, dormez-vous ?

Lui. Non.

Elle. Alors pourquoi... pourquoi vous arrêtez-vous? [Pas de répo/ise.) André, qu'avez- vous ? André?

Lui. —Rien.

Elle, lui prenant la tête, et le- regardant. Qu'avez-vous ?

Lui. Je n'ai rien.

16

278 NO GT CRN ES

Elle. Mais... on dirait que... Quoi ! vous pleurez ?

Lui. Mais non, mais non.

Elle. Ne niez pas. Vous ne pleurez pas, mais vous êtes sur le point. (Il ne peut retenir une larme.) Ah ! vous voyez bien. Pourquoi pleurez-vous ?

Lui. Je ne sais pas, c'est nerveux.

Elle. Je vais vous l'apprendre, moi.

Lui. Non, non. Je vous en supplie.

Elle. Vous pleurez parce que...

Lui. Berthe !

Elle. Parce que vous pensez à votre femme.

Lui.— Oh!

Elle. Jurez que ça n'est pas vrai.

Lui. Si, c'est vrai. Oui. Depuis une mi- nute, tout d'un coup celam'a pris, m'a envahi. Et voilà donc j'en suis venu. Ah! c'est vraiment... vraiment trop ! Il y a dix ans ce- pendant... Qu'ai-je à me reprocher? Je l'ai aimée, je l'ai regrettée, je ne l'ai pas rem- Ijlacée... je lui ai donné dix ans de fidélité d'outre-tombe... Et puis, la vie ne s'arrêtepas. Avec le temps, peu à peu elle s'était effacée,

NOCTURNES 279

Vautre, et loin, vague, flottante, à faire croire par moments qu'elle n'avait pas vécu, que je ne conservais plus son souvenir que comme- celui d'un tableau, d'une belle lecture, d'un voyage fait pendant la jeunesse. Moi, je me laissais aller, sans scrupules, il ne me sem- blait pas que ce fût de l'indifférence ni de l'oubli ; ce n'était pas moi qui m'occupais moins d'elle, mais elle seule qui s'éloignait plus de moi, elle seule qui disparaissait, qui me rendait généreusement ma liberté, qui avait assez de mon deuil, et disait : « Ça suf- fit. » Alors je t'ai connue, je t'ai aimée, d'a- bord sans m'en apercevoir. Tu avais été si malheureuse avec ton mari, moi si heureux avec ma femme, que cela fut une sorte de lien pour nos deux solitudes, et peu à peu, naquit chez toi et chez moi en même temps la pensée de les associer, pensée que ni l'un ni l'autre n'eut besoin de formuler et sur laquelle nous . tombâmes tacitement d'accord, un soir que tu- te rappelles peut-être, ici même, près de la fe- nêtre, dans un baiser que je te donnai, le pre- mier. C'était il y a quinze jours, il faisait noir, j'osai porter mes lèvres aux tiennes, je

280 NOCTURNES

te regardai et tu me répondis ce seulmot : Oui. Et presque aussitôt ta femme de chambre ap- porta la lampe. J'étais très heureux ce soir-là, je suis rentré chez moi en me trompant de rues, dans un état d'ivresse, dans une exalta- tion de sentiments supérieurs qui m'effrayait même un peu. Je me disais : Je suis guéri, je peux aimer de nouveau, j'aime, j'aimerai, on m'aime ! » et nulle arrière-pensée de gêne ou de remords ne troublaitma joie. Je t'aimais parce qu-'elle le voulait bien ; donc, si elle m'absol- vait, c'est qu'elle m'approuvait. Tu sais le reste. Tu sais comme j'ai attendu jusqu'à cette minute, avec la respectueuse, la reconnais- sante impatience d'un cœur auquel on a tout promis et qui n'a encore rien reçu. Tu m'as vu tremblant, malade, éperdu de toi... et main- tenant, que vas-tu maintenant penser de moi, des serments que je t'ai prêtés? Tune vas plus me croire sincère, tu t'imagineras toujours la sentir entre nous deux, et je n'ose pas te pro- mettre, hélas ! que tu n'auras pas quelquefois raison, puisqu'elle revient quand je ne m'y attends pas, et que là, à l'instant, elle est re- venue... Aussi, que veux-tu, mon amie, je vois

NOCTURNES 281

bien que c'est fini pour moi d'aimer. II y a des deuils rétrogrades, le mien est de ceux-là. Je te demande pardon, humblement pardon ; je te sais une âme supérieure, aussi tu ne m'en voudras pas, j'en suis sur, et si ton cœur souffre de l'épreuve à laquelle je l'ai soumis malgré moi, du moins tu n'auras point de ran- cune d'amour-propre humilié. Tu me plaindras en m'excusant, et tu me sauras surtout un gré infini du courage honnête et loyal avec lequel je renonce à ton amour que je récompenserais trop mal. Adieu... je m'en vais... embrasse- moi... plus fort... je ne toucherai plus tes beaux cheveux... Pense que je t'aimais et que je suis veuf une seconde fois, veuf de tout, sans autre espoir que celui de la mort. Encore un dernier pardon, et adieu.

Elle. Mais non, bêta, il faut rester. Lui. Que dis-tu!

Elle. Je te dis qu'il faut rester. Je ne suis pas bien intelligente, mais j'ai beaucoup souffert, et cela compense. Je sens, j'excuse, je plains ton état d'esprit et de cœur, mais je l'aime, et je ne veuxpaste laisser en détresse. C'est moi qui te consolerai de Vautre, si tu as

16.

282 NOCTURNES

besoin d'en être consolé, et si tu peux en être consolé. Va! j'ai trop été jalouse des vivantes pour l'être d'une morte. Grois-moi, il ne faut pas partir. Si je te laissais t'en aller, mais avant deux jours tu serais retombé plus amou- reux de moi que jamais, tu m'écrirais que je te manque, et tu souffrirais davantage. Au fond ce n'est pas Vautre, ni moi non plus que tu aimes, c'est l'amour. Tu aimes aimer, il faut que tu aimes, tu ne peux pas vivre sans cette .préoccupation et cette satisfaction I Eti bien,jeteles donne toutes les deux. Situ dois avoir des heures de tristesse, il vaut mieux que tu les aies dans mes bras, et si moi j'ai mérité d'avoir quelques instants de bonlicur, peux-tu vouloir que ce soit dans d'autres que les tiens ? Tu ne réponds rien.

Lui. Je t'écoute... tu es la bonté, tu es...

Elle. Non, pauvre ami, mais la souffrance m'a rendue pratique. Tel que tu es, je veux t'aimer, telle je suis aime-moi. Résignons- nous à être mélancoliques ensemble. Ici-bas la pitié mutuelle est la première condition du calme dans la vie. Et veux-tu savoir, quand

NOCTURNES

283

on s'est rencontré, quel est le commencement du bonheur ?

Lui. Dis-le moi.

Elle. Il faut s'accepter.

XV

AU COMMISSARIAT

XV AU COxMMISSARIAT

LE COMMISSAIRE DE POLICE, cinquante ans. FRANÇOIS, quarante-cinq ans. UN GARDIEN DE LA PAIX. . UN AGENT.

Quartier de l'avenue Friediand. Cinq heures et demie du matin, en hiver. Dans le cabinet du commissaire de police. Le gar- dien de la paix et François sont seuls, assis.

François. Il est long.

Le Gardien de la paix. On a été le ré- veiller il y a déjà une demi-heure. 11 va venir, C'est égal, c'est tout de même une affaire con- trariante qui vous arrive. Vous voilà sans place.

Fr.\nçois. Est-ce qu'il est convenable?

288 NOCTURNES

Le Gardien de la paix. Le commissaire? Oui, bien convenable. Ça dépend. Tenez, je l'entends. [La porte s'ouvre, le commissaire entre; il est plutôt de mauvaise humeur, il n'a pas chaud. Le gardien et François se lèvent,)

Le Commissaire, son chapeau sur la tête^ s'assoit à son bureau, et désignant François. Ah ! c'est vous?

François. -— Oui, monsieur.

Le Commissaire. Asseyez-vous. [Il s'as- seoit, et le gardien de la paix aussi.) Alors qu'est-ce qu'il y a? Vous dites?... Parlez?

François. M. le marquis de Grémont...

Le Commissaire. Votre maître ?

François. Oui, monsieur, je le servais. M. le marquis de Grémont s'est tué cette nuit. Je m'en suis aperçu il y a une heure, et je suis venu aussitôt ici vous en faire la déclaration.

Le Commissaire. demeurez- vous?

François. Nous demeurons rue Lamen- nais, 25. C'est à côté.

Le Commissaire. Pourquoi votre maître s'est-il tué ?

François. —Je ne sais pas, monsieur.

Le Commissaire. Etait-il d'un cercle?

NOCTURNES 289

François. De trois, monsieur.

Le Commissaire. Est-ce qu'il jouait? Etait-il joueur?

François. Je ne sais pas, monsieur.

Le Commissaire. Comment! vous ne vous êtes jamais aperçu?...

François. Non, monsieur. Et puis c'est une habitude que j'ai prise du jour je me suis mis en place: je ne m'aperçois de rien.

Le Commissaire. M. de Grimont était-il...

François. Gré, Grémont...

Le Commissaire. Si vous voulez, ça n'a plus d'importance. Etait-il marié, M. de Gié- mont?

François. Non, monsieur. Il l'avait été, mais il ne l'était plus. Il était séparé.

Le Commissaire. Savez-vous ce quêtait devenue sa femme?

François. Très peu de chose. Elle vit d'expédients. C'est elle certainement qui écri- vait à monsieur toutes les lettres anonymes qu'il recevait.

Le Commissaire. Des lettres anonymes?

François. Oui, monsieur.

17

290 NOCTURNES

Le Commissaire. Votre maître vous les montrait donc?

François. A moi? Jamais, monsieur.

Le Commissaire. Alors comment saviez- vous qu'elles étaient anonymes?

François. Parce que c'était toujours des cartes postales...

Le Commissaire. Que vous lisiez?

François. Non, monsieur, mais qu'on lisait avant moi.

Le Commissaire. Qui ça on?...

François. Les concierges. Ils me préve- naient en me les remettant. Alors, moi, je les déchirais, je ne les donnais pas à monsieur. Je trouvais ça bien inutile.

Le Commissaire. Mais vous êtes un parfait domestique!

François. J'avais un bon maître.

Le Commissaire. Pensez-vous que M. de Grémont ait pu se tuer à cause de sa femme ?

François. Je ne crois pas. Monsieur était bien trop intelligent.

Le Commissaire. D'abord, comment vous appelez-vous ?

François. Louis Dupré.

NOCTURNES 291

Le Commissaire. Il me semble avoir en- tendu dire tout à l'heure par l'agent qui est venu me réveiller chez moi que vous vous appeliez François.

François. Je m'appelle Louis. Mais M. le marquis n'aimait pas Louis, il avait du goût pour François, alors j'ai consenti à François. Dans notre carrière, ça nous arrive fréquem- ment.

Le Commissaire. Etes-vous garçon ?

François. Non, monsieur. Ma femme est en place de son côté, et nous avons une petite fille. Une petite fille jolie, mais jolie !.. . Vous la verriez, vous ne croiriez jamais que c'est l'enfant d'un valet de chambre et d'une cuisi- nière.

Le Commissaire. Depuis combien de temps êtes-vous au service du marquis ?

François. Depuis quatre ans.

Le Commissaire. Etait-il content de vous?

François. Je ne le lui ai jamais demandé ; il me l'a toujours dit.

Le Commissaire. Ça pourrait n'être pas une preuve.

292 NOCTURNES

François. C'est vrai, aussi j'en ai une meilleure.

Le Commissaire. Laquelle?

François. Il me gardait.

Le Commissaire. Mais, dans ce cas, en quatre ans, vous avez du voir de près bien des choses... des choses... louches peut-être?

François. Il n'y avait jamais du louche chez monsieur. Je ne serais pas resté.

Le Commissaire. Vous avez tort, mon garçon, de ne rien vouloir dire. Dans l'intérêt même de votre maître, pour sa mémoire...

François. Mais je n'ai rien à dire, mon- sieur. Qne voulez-vous que je vous dise?

Le Commissaire. Vous avez bien une idée personnelle sur ce suicide. Voyons, qu'est-ce que vous pensez?

François. Je pense... je pense.

Le Commissaire. Quoi?

François. Je pense que monsieur s'en- nuyait, quil n'était pas satisfait de vivre ici- bas, qu'il n'avait plus faim... quoi !

Le Commissaire. Qu'est-ce qui le rendait malheureux ?

François. Ah! est-ce que je sais? des

NOCTURNES 293

chagrins cachés peut-être, et puis peut-être aussi des ennuis d'argent. Il en faut tant pour faire hgure !

Le Commissaire. Est-ce qu'il vous en devait?

François. A moi, monsieur? Pas un sou. Il m'a toujours payé recta. Seulement...

Le Commissaire. Seulement ?

François. Il m'a bien semblé remarquer, surtout ces derniers temps^ que monsieur était gêné. Il défendait sa porte quand il était chez lui. Le soir, quand il sortait...

Le Commissaire. Il rentrait tard?

François. Très tard. Monsieur avait de si belles relations! Enfin, il est bien certain que, depuis deux ou trois mois, monsieur... variait... Case sentait. Je l'ai dit à ma femme Il se levait tout blanc, avec une mine tirée, et puis pas le même vraiment, moins d'entrain à s'habiller. « Quel pantalon, monsieur? Ça m'est égal, François. Quel vêtement? la petite jaquette? la redingote en cheviotte? Ça m'est égal, François. » Tout le temps ça m'est égal. Et puis il restait des heures assis devant son feu, à regarder se dévorer les

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bûches, comme b'il y avait des choses visi- bles, des choses sérieuses. Et je devinais bien que ce n'était pas de femmes ni d'amour qu'il s'agissait. Il ne se serait pas fait de bile pour si peu.

Le Commissaire. Il n'aimait pas beaucoup les femmes ?

François. Au contraire, monsieur 1 Sur- tout il y a trois ans ; ah ! oui, monsieur. On peut dire qu'il en était fantastique, tellement il les aimait ! Il se tuait à vivre pour elles. Sa santé s'en trouvait versée peu à peu. A force, à force, il s'abrégeait.

Le Commissaire. Des femmes du monde? François. Autant que possible. Le Commissaire. Dépensait-il beaucoup pour elles ?

François. Je ne pourrais pas vous dire- Monsieur devait faire ce qu'il fallait.

Le Commissaire. Y a-t-il une femme qu'il ait aimée plus particulièrement? Quelle fut sa dernière liaison? Le savez-vous?

François. Je crois qu'en dernier lieu sa liaison fut théâtrale. Une actrice qui chante. Mais je n'en suis pas plus sûr que cela.

NOCTURNES 295

Le Commissaire. Une parenthèse : qu'est- ce qu'il fait, dans ce moment je vous parle, votre maître?

François. Mais... il ne fait rien, puisqu'il est mort.

Le Commissaire. Il est mort, vous êtes bien sûr?

François. Bien sûr. Il a deux balles dans lui.

Le Commissaire. Je veux dire : est-il? Comment est-il? L'avez-vous laissé tout seul?

François. Oh! pouvez-vous croire?... Non, il n'est pas tout seul. Il est sur son lit, j'ai tiré les rideaux, j'ai été chercher dans la salle à manger les deux bouts de table que j'ai allu- més, et j'ai dit au concierge : « Montez garder monsieur jusqu'à ce que je rentre. »

Le Commissaire. Nous allons y aller dans un instant.

François. N'est-ce pas, monsieur? Je pense que ça vaudrait mieux de ne pas trop tarder.

Le Commissaire. Dans un instant nous y allons. Dites-moi : a-t-il de la famille, votre maître?

296 NOCTURNES

François. Je crois bien; il a son oncle, qui est M. le duc d'Antonay, qui a épousé une Sourdeval, et puis une sœur qui est la mar- quise de Saintes.

Le Commissaire. Il faut les prévenir immédiatement.

François. C'est que... monsieur était en froid avec sa famille. Il ne la voyait pas.

Le Commissaire. Raison de plus. Qu'est- ce que vous savez encore sur M. de Grémont? Cherchez.

François. Ma foi, monsieur, je crois que c'est a peu près tout. Monsieur avait quarante ans. Monsieur était légitimiste. Monsieur me donnait trois cents francs par mois, tout com- pris, nourriture et gages. Monsieur avait beau- coup d'amis dans le temps, qui ensuite l'avaient lâché les uns après les autres. Mon- sieur a eu des duels pour de bon. Monsieur allait quelquefois à la messe. Monsieur avait grande confiance en moi, me laissait toutes les clefs. C'était un tout à fait gentil garçon. En quatre ans, il ne m'a pas demandé une seule fois le compte de l'argenterie. Je ne retrou- verai pas de sitôt un maître qui l'égale. Et

NOCTURNES 297

certainement, si j'avais pu prévoir ce qui est arrivé, je l'aurais surveillé de mon mieux; enfin il aurait fallu qu'il m'échappe pour se tuer comme il s'est tué, parce que c'est ridi- cule, et bien dommage.

Le Commissaire. Racontez-moi com- ment il s'est tué? C'est ce qu'il y a de plus important. Nous sommes là... nous bavar- dons...

François. J'aurais commencé parla, Mon- sieur, si vous ne m'aviez pas, vous d'abord, posé toutes ces questions.

Le Commissaire. Allez. Pas de phrases.

François. Depuis un mois, monsieur était donc moins naturel, et cela m'avait frappé, mais sans m'inquiéier, parce que j'ai vu sou- vent plusieurs de mes maîtres dans cet état-là qui ne durait pas. Un jour ou l'autre, ils repre- naient le dessus. La semaine dernière, mon- sieur m'a paru même plus à Taise. 11 a recom- mencé cette bonne habitude qu'il avait perdue de se faire donner les fers à sa moustache. Il s'est remis à crier à propos de son linge qu'il trouvait mal blanchi, comme dans le bon temps! Tout allait sur des roulettes jusqu'à

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298 NOCTURNES

avant-hier, il est devenu nerveux, brusque- ment. C'était sans doute la pensée de ça qui le travaillait. Moi je ne pouvais pas deviner. J'ai seulement compris : « Il y a un cheveu. » Hier, il était sorti de grand matin , avant l'heure j'ai coutume de le réveiller, et il est resté dehors toute la journée. Il n'a rentré qu'à neuf heures et demie. Aussitôt il m'a dit : «François, je n'ai besoin de rien, j'ai très sommeil, vous me laisserez dormir demain j usqu'à dix heures. ^) Je le quittais quand il m'a rappelé : « François! Monsieur. Fran- çois, je suis content de vous; je vais vous faire un petit cadeau. Monsieur est bien bon. » Il avait commencé depuis une minute à se déshabiller, il avait sa cravate à la main il en a retiré l'épingle, un petit fer à cheval en or avec quatre turquoises, pas très grosses, pas des montagnes, mais enfin des turquoises ! et il me l'a tendue : « Emportez. » J'étais saisi. Je lui ai dit merci, et je l'ai laissé seul. Je trouvais bien un peu drôle qu'il m'ait donné cette épingle. Et puis j'ai pensé qu'elle ne lui plaisait peut-être plus, qu'elle était passée de mode, et qu'enfin c'était tout de même com-

NOCTURNES 299

préhensible qu'il me la donne, puisque c'était sa moins belle. Et là-dessus j'ai monté me coucher. Jusqu'à présent rien de cassé.

Le Commissaire. ~ Abrégez un peu.

François. J'y arrive. Une fois dans mon lit, je n'ai pas pu fermer l'œil, je pensais à monsieur, à un tas de choses : « S'il se prépa- rait à quelque catastrophe, cependant ! » Comme ça jusqu'à minuit passé. Et puis j'ai fini par m'endormir en me disant que j'étais un imbécile et que je me faisais à plaisir des prétextes. Mais à quatre heures je me réveille avec la même idée qui ne me lâchait pas, l'idée de... je ne sais pas... d'un malheur! L'histoire de l'épingle me retrotte par la tête, je m'ima- gine qu'il me Ta donnée comme un dernier souvenir... Alors, tant pis, je m'habille en hâte, je descends, j'entre, j'arrive jusqu'à la porte de sa chambre. J'écoute. Rien. Je me dis : « Il va se fâcher, mais ça m'est égal » ; et je frappe. Rien. Alors j'ouvre, et je le trouve, lui, par terre, habillé, mort, avec deux ruis- seaux de sang qui lui coulaient du nez. Je le tâte. Froid. Ça y était. Monsieur est bienbravel Vous n'en feriez pas autant. Moi non plus.

300 NOCTURNES

Le Gardien de la Paix. Hein! Croyez- vous! Comme il a enlevé çat

Le Commissaire. Dans quelle position était-il quand vous êtes entré?

François. Assis par terre sur le tapis, adossé à son lit, la tête penchée sur la poi- trine, et près de lui son revolver qui lui était tombé des doigts. Il avait l'air plus jeune, l'air d'un enfant.

Le Commissaire. Il ne respirait plus?

François. Froid, je vous ai dit. Il avait tiré deux balles, une dans la bouche qui lui a cassé la mâchoire et une moitié de la tête, l'autre... je ne sais pas. Je l'ai pris, je l'ai sou- levé, je l'ai appelé... Silence. Alors je l'ai porté sur son lit, j'ai été réveiller le concierge, on l'a débarbouillé, lavé un peu, comme on a pu, on a cherché sur les meubles si on trou- vait des indices, une lettre. Rien. Il avait seu- lement brûlé beaucoup de papiers avant de se faire sauter. Ensuite j'ai laissé le concierge près de lui, et je suis accouru ici. Ah! on va, bien sûr, en parler dans les journaux. Et main- tenant il faut venir.

Le Commissaire. Allons, je vous suis.

NOCTURNES 301

{La porte du cabinet s'ouvre et un agent paraît, avec une lettre à la main.)

L'A&ENT. Monsieur le commissaire, c'est une lettre du 25, delà rue Lamennais, il y a ce monsieur riche qui s'est tué. Une lettre pour vous qu'on a trouvée sur la cheminée de sa chambre et que la femme du concierge vient d'apporter à la minute .

François, qui Va prise des mains de V agent et qui lit Venveloppe. Monsieui' le commis- saire de police... C'est bien son écriture.

Le Commissaire. Donnez. [Il décacheté et lit tout haut la lettre.)

« Monsieur,

» Au reçu de cette lettre, je demande à votre obligeance de faire parvenir sans retard la nouvelle de ma mort, 17, rue de Recouvrance, à Orléans, à madame de Gervais, une ancienne amie de ma mère, la seule parente qui me soit restée chère. Elle s'occupera des soins que réclame mon inhumation.

» Je laisse à mon valet de chambre François (Louis Dupré), toute ma garde-robe avec le peu qui me reste de mes bijoux, en payement

302

NOCTURNES

des deux années de gages que je dois à ce fidèle serviteur, et je compte qu'on ne l'in- quiétera en rien à cause de ma mort. J'ai tou- jours été malheureux. Je suis ruiné depuis hier et je me tue. » J'envie les paysans!

» Grémont. »

Le Commissaire. Parfaitement! Eh bien, nous partons?

François. Nous partons. [Ils sortent du bureau et se trouvent tous trois sur le trottoir. Le jour commence à poindre.)

L'Agent. Voilà le ciel qui s'éclaircit. Temps sec, joli temps.

François. La journée sera magnifique. Faul-il que monsieur ait perdu Fesprit...

Le Commissaire. Il aurait bien pu attendre, pour se briser, l'heure je suis à mon bu- reau. Bah! c'est encore lui le dindon de la farce !

François, avec dignité. Maintenant on peut le dire : il n'y est pour personne.

XVI

CE QUI NE DURE PAS

XVI CE QUI NE DURE PAS

RENE, vingt-neuf ans. MATHILDE, vingt ans.

A Locarno, sur les bords du lac Majeur, entre onze heures e minuit, à une vaste fenêtre en marbre d'un premier étage de grand hôtel silencieux et désert. On est aux premiers jours de mai, et ils sont accoudés l'un près de l'autre.

René. Cette promenade que nous venons de faire sur la route était bien agréable. As-tu vu là-haut, près de l'église, comme les yeux des femmes du peuple assises sur les marches brillaient dans l'ombre quand nous sommes passés près d'elles?

Mathilde. Oui. Elles ont des yeux ma- gnifiques, elles nous enviaient peut-être.

306 NOCTURNES

René. Elles avaient raison. Te sens-tu mieux ! Es-tu moins lasse que ce matin?

Mathilde. Je te remercie, je suis très bien. C'est le voyage qui m'avait fatiguée un peu. Ah ! hier quand nous sommes arrivés dans l'après-midi, j'étais rompue. Mais bien heureuse tout de même. Et d'une nervosité ! Tu sais, au moment le train s'est arrêté, tout doucement, comme s'il perdait connais- sance, un peu avant la gare de Bellinzona?

René. Oui, tu avais les larmes aux. yeux. Je t'ai demandé pourquoi.

Mathilde. Je t'ai répondu : Rien. La vé- rité, c'est que j'étais émue à un point dont tu ne peux pas te faire une idée. Cela m'a saisie tout d'un coup, quand le train a ralenti sa marche, et qu'il s'est trouvé soudain immo- bile, au milieu de la campagne, dans un si- lence qui m'a pris le cœur. Le ciel était si bleu que je n'en avais jamais vu de pareil; les montagnes, comme en velours lilas, se dressaient devant moi avec leurs cascades d'argent; il y avait un petit vent parfumé qui entrait par la fenêtre du wagon, qui me glis- sait comme un baiser sur la figure ; j'ai pensé :

NOCTURNES 307

« Voilà, c'est l'Italie, je suis avec René » Et puis, les rayons de ce soleil si tiède... j*ai songé aussi malgré moi aux poitrinaires, aux malades qu'on rencontre dans le Midi avec de grandes mains, à tous ceux qui meurent, en pleine jeunesse, qui ne verront plus jamais tant de belles choses, et alors j'ai eu au coin de l'œil.. . comme une petite fille. Tu sais qu'il ne m'en faut pas beaucoup?

René. Es-tu enfant ! Pourtant je ne te gronde pas, car j'ai éprouvé à peu près la même impression que toi. Tu n'en as rien vu. Mais précisément à cet instant dont tu parles, mui je regardais du côté opposé, il y avait tout au loin un bataillon de soldats suisses qui bivouaquaient dans les herbes. Quelques- uns agitaient des foulards de couleur. Les fu- mées de leurs feux montaient toutes droites parmi les fusils en faisceaux doQt les baïon- nettes étincelaient. C'était vraiment joli. J'ai détourné la tête, j'ai vu d'un regard les prai- ries, les montagnes, l'horizon, et je n'ai pas eu d'autre idée que celle-ci :, qu'il serait dom- mage de venir ici tout seul.

Mathilde. C'est vrai.

308 NOCTURNES

René. A quoi penses-tu ? Mathilde. A tout ce qui s'est passé de- puis avant-hier : les pleurs de maman, notre départ, ces grandes montagnes du Gothard sous la neige... oh ! je le retiens, l'Anglais du sleeping I notre arrivée dans cet hôtel vide nous ne sommes que cinq voyageurs j'ai compté tantôt. Il me semble que j'ai vécu un an depuis ces deux jours.

René. Et moi cinq minutes. Comment te trouves-tu ici? N'est-on pas bien ?

Mathilde. Oh si 1 Nous y resterons toute la semaine.

René. Tant que tu voudras. Mathilde. Comme on est loin de Paris, loin de tout ! Ecoute? On n'entend rien, mais pas le plus petit bruit. C'est comme à l'infir- merie, au couvent. René. Rien. La nuit est magnifique. Mathilde. Les étoiles ont l'air d'être plus nombreuses, et plus belles. Brillent-elles, mon Dieu ! Y en a-t-il ! Oh ! comme il y en a ! Beaucoup plus qu'en France. A force de re- garder, on dirait qu'elles remuent, mais si peu que cela semble plutôt une respiration.

NOCTURNES 309

Et puis... oh! mais on découvre un tas de choses ! Sais-tu hien qu'elles ne sont pas pa- reilles? Il y en a des vivantes, et d'autres froides, pointues qui ne bougent pas, comme si elles étaient mortes, et puis il y en a des roses, des bleu pâle, des vertes, j'en vois des vertes, couleur de flammes de Bengale. Est-ce beau ! Est-ce haut ! Une fois qu'on a levé la tête, on est prise, on ne peut plus s'arracher de les aimer. Quand j'étais petite je trouvais qu'elles ressemblaient à des boutons de man- chette. Et dire qu'on ne saura jamais. .. René. Jamais.

Mathilde. Et ce silence. Crois-tu que c'est du silence ! Un silence qui vous remplit, qui vous fait songer, qui vous rappelle des choses passées. As-tu remarqué, dans des mo- ments comme ceux-ci, le soir, quand tout est calme, doux, ténébreux, qu'on est sur une terrasse, quelque part, au bord de l'eau, ou bien sous des arbres noirs, assis, qu'on ne parle que par-ci par-là pour dire un ou deux mots, que le ciel a toutes ses étoiles et qu'on laisse aller la nuit, minute par minute... René. Eh bien, ma petite

310 NOCTURNES

Mathilde. Eh bien, c'est peut-être très bête ce que je vais te dire, mais as-tu re- marqué?... on se sent plus intelligent qu'en plein jour, on a de grandes pensées vagues qui flottent, qui vont très loin, on ne menti- rait pas, ah non ! on ne commettrait pas de vilaines actions. J'aime beaucoup, moi, ces instants-là, mais ils n'arrivent guère qu'en province. A Paris les occasions manquent, et puis on n'y a pas Tesprit. Tiens, encore autre chose sur les étoiles que j'ai observé... je ne t'ennuie pas?

René. Jamais, ma chérie. Voyons, qu'as- tu observé ?

Mathilde. La façon dont elles arrivent au ciel.

René. Quelle façon ? Elles arrivent dès qu'il fait nuit.

MATmLDE. Sans doute, la grosse malice. Mais, c'est très singulier. Elles arrivent tout d'un coup, l'une après l'autre, et jamais, tu m'entends bien ? on ne peut saisir la seconde précise elles s'éclairent et brillent. Elles ont l'air de le faire exprès, paf, de s'allumer pendant que vous avez le dos tourné. Il n'y

NOCTURNES 311

en avait pas; patatras, il y en a! Jamais je n'ai pu en voir une seule poindre et s'épanouir en m'écriant : « La voilà qui vient! » Avoue que c'est agaçant.

René. Console-toi. Peut-être qu'un jour il y en aura une un peu plus bonne enfant...

Mathilde. Ah ! ne deviens pas moqueur. Je crois que lu me trouves ridicule et je n'ose plus rien dire.

René. Tu sais bien que non. La main à votre ami. Là.

Mathilde. Tu me serres fort.

René. Comme ça... je ne te fais pas de mal?

Mathilde. Non. Est-il merveilleux, ce lac Majeur, sous la lune! Passer la nuit dessus, dans une barque, mais rien que nous deux, sans rameur !

René. Veux-tu?

Mathilde. Demain. Un autre soir. Il bouge à peine. Au milieu, l'eau est bleu d'ar- gent comme le saphir que tu m'as donné, et là-bas, au pied des montagnes, elle est noire comme de Tencre. Et ces petites lumières, à droite, à gauche, en haut, en bas, dans les

312 NOCTURNES

villages. Ah! que j'aime tout cela! Et toi?

René. Moi, je n'aime que toi. Tu n'as pas frais ? Tu ne veux pas que j'aille te cher- cher ta petite capeline? La blanche?

Mathilde. Non. Merci. Je suis parfaite- ment bien. Je suis contente que tu aies choisi cet hôtel. Le directeur est très comme il faut. Notre femme de service a Pair d'une brave femme. Elle m'a dit qu'elle avait deux en- fants. Et quelles belles chambres, avec de l'espace, des placards! Sais-tu aussi que c'est tout à fait commode, ce système depersiennes qu'ils ont ici? Malgré le soleil, on est au frais. Qu'est-ce que tu penses de ce vin du pays? Moi, je le trouve délicieux. Nous pourrions peut-être en faire venir un petit fût. Oh ! oh! encore une qui vient de filer! Tu n'as pas vu? Tu n'as pas vu? Elle a traversé le ciel comme un oiseau.

René. Ta n'as pas formé de souhait

Mathilde. Si, curieux,

René. Lequel?

Mathilde. Ah ! voilà I cela ne te regarde pas. Dis-moi donc : Penses-tu que cela se voit

NOCTURNES 313

énormément que nous sommes des mariés de trois jours?

René. Cela ne se voit peut-être pas, mais certainement cela se devine.

MATmLDE. A notre air?

René. A notre air. Pourquoi me poses- tu cette question?

Mathilde. Parce que j'ai remarqué ce soir, à un certain instant, que les garçons sou- riaient d'an air d'esprits forts, pendant que tu m.e versais à boire. Et puis, à propos, as-tu entendu, un peu après la crème renversée, la conversation de la dame anglaise avec sa fille, cette petite de seize ans ?

René. Non. Tu oublies que j'ai eu trois ans de suite le premier prix à Stanislas. Je ne sais donc pas un mot d'anglais.

Mathilde. Eh bien, Tenfant dit à une minute : « Cela me démange trop, il faut que je me gratte ! » Là-dessus sa mère rougit et d'un ton révolté : « Qu'est-ce que ce mot, Annie? C'est affreux! Mais, maman, que dois-je dire ? que peut-on dire ? Rien, Annie; vous pouvez à l'extrême rigueur dire :

18

314 NOCTURNES

<r Je suis mordue », mais pas plus. » Qu'en penses-tu?

René. Oui, en Angleterre, ils poussent très loin la décence.

Mathilde. Tu m'y mèneras, un jour. Plus tard.

René. Je ne dis pas non. C'est toi qui parleras.

Mathilde. Ça ne me fait pas l'effet d'être un pays pour rêver et s'aimer.

René. Pas beaucoup.

Mathilde. Cependant, ah! qu'il y a dans Copperfield , qu'il y a de ravissantes , d'ex- quises...

René. Sans doute, sans doute, mais l'An- gleterre c'est avant tout un pays pour dé- penser. Il faut de la poche et de l'estomac. Peu de cœur.

Mathilde. Oh! alors non ! ça ne doit pas valoir l'Italie ! Voilà un beau pays ! l'Italie ! Et de braves, d'excellentes gens ! Comme on sent bien, rien qu'à les entendre, qu'ils nous aiment nous, la France! les Français! les Parisiens !

René. Il ne faudrait pas creuser. Ils nous

NOCTURNES 315

détestent. Je t'expliquerai cela plus tard. C'est de la politique.

Mathilde. Oui, j'ai entendu bien sou- vent ce pauvre père, parler politique à la maison. Il tâchait de faire comprendre à maman. Je me rappelle même une phrase qu'il avait pris l'habitude de répéter : Le ter- rain est brûlant !

René. Eh bien, pour ici, je te dirai comme ton père : Le terrain est brûlant !

Mathilde. Tant pis ! Ils ont tout de même une jolie langue, si musicale, si cares- sante ; on croirait qu'ils se baignent dedans quand ils la parlent. Rien qu'à l'œil les mots écrits sont sonores, et doux : Addio ! Bacci perditi ! J'adore.

René. Mais tu prononces très bien.' Tu as l'accent !

Mathilde. Sans rire, lu trouves ? Dès que nous serons de retour à Paris, j'achète une petite grammaire et je l'apprends. C'est très facile. Jeanne Périssac a appris ainsi l'espagnol, toute seule. Elle avait acheté une petite grammaire, elle me l'a montrée : Le nou- veau Sobrino. Tiens, sais-tu comment se dit

316 NOCTURNES

cache-nez en espagnol ? Tapa-boca. J'ai retenu. Je parle trop. Tu me trouves trop bavarde?

René. Va donc. Va donc, mon chéri. Dis tout ce qui te passe par la tête. Si tu savais au contraire comme j'aime t'entendre jaser ! Mais vraiment tu ne sens pas la fraîcheur? Tu ne veux pas rentrer ?

Mathilde. Oh non î Nous avons bien le temps. Et puis on est si bien ici ! Moi je ne me lasserais pas d'y rester des heures, avec toi.

René. Chère petite!

Mathilde. ~ Je vais te poser une ques- tion.

René. Pose.

Mathilde. Toi qui les a tous lus, est-ce qu'il y a des romans on ait absolument rendu cela?

René. Quoi cela, mon petit?

Mathilde. Cela. Ce qui nous arrive. Un mari et une femme, jeunes, qui s'aiment et qui sont libres, seuls, une nuit de printemps, au-dessus d'un lac, sous les étoiles, et qui sont très heureux d'être heureux.

René. Sans doute, oui, cela a été fait. Je crois bien que cela a être fait.

NOCTURNES 317

Mathilde. Dans un livre. Dans quel livre? Comment s'appelle-t-il ?

René. Mais...

Mathilde. Tu me le donneras à lire. Depuis que je suis ta femme, je sens tellement que j'aimerai lire des romans qui me feront encore penser à toi, même s'il ne s'agit pas de toi. Tu veux bien? Cela ne te contrarie pas? Je te parais peut-être un petit cheval échappé. Mais je n'ai pas été élevée gaiement. Tu ne sau- ras pas à quel point j'ai été bien élevée. Ja- mais les journaux. Quelquefois le Soleil, ce- pendant. Jamais un mot devant moi. Les crimes même, quand on les racontait, je sen- tais très bien qu'on les dérangeait. Enûn, je suis une pauvre fillette ignorante. Je n'ai rien vu, rien lu. A présent, il me trotte je ne sais quoi de romanesque par l'esprit. Ah ! que cela doit être amusant, les beaux romans !

René. Mais oui, ma mignonne, tu en liras, je te le promets. Pourtant, ce n'est pas ce que tu crois, va. Si tu fimagines que tu y trouveras ce que tu cherches, tu te trompes. Aujourd'hui, il n'y a rien de moins roma- nesque qu'un roman. J'ai l'air de te parler

18.

318 NOCTURNES

comme si j'avais cinquante ans ; mais la plu- part des écrivains actuels ignorent complète- ment qu'il y a des êtres qui en ont vingt-cinq. Ils ne croient à rien et ils ne vous font croire à rien, même pas à eux. S'ils nous entendaient parler ce soir, ils se moqueraient bien de nous, va I

Mathilde. Pourquoi? Nous ne sommes pourtant pas ridicules? Cela ne peut pas être risible de se parler à cœur ouvert, comme nous le faisons, en nous tenant la main. Continue, j'aime t'entendre. Dès que tu t'apprêtes à m'expliquer quelque chose, je suis sûre à l'avance que tu vas avoir raison. Et puis je veux l'obéir toujours. Tu sais bien que tu feras de ta petite tout ce que tu voudras. Mon vrai, mon seul roman, c'est toi. Je te Tai dit quand tu as commencé à venir à la maison régulièrement, pour me faire ta cour, et qu'on nous laissait seuls après le dîner, sur le petit canapé à lyre, dans le coin. Te souviens-tu?

René. Parle. Va.

Mathilde. Et le soir tu m'as apporté ma bague.,, tout le monde voulait l'admirera la fois. C'était un jeudi. Il avait plu à torrents.

NOCTURNES 319

René. Ta sœur Suzanne poussait des ciis de joie; pas moyen de la coucher!

Mathilde. J'entends le mot de papa qui avait mis son pince-nez : « Des folies ! des pures folies ! » Quand tu as été parti, je Tai mise, ôtée et remise plus de cent fois, et comme je me suis endormie heureuse ! en la serrant, ma main fermée sous le drap, contre mon cœur. Dans mon sommeil, je la touchais, je la sentais : « Elle est là, c'est lui qui l'a choisie ! Elle vient de chez Boucheron. » Voilà des événements qui restent dans la vie. (Elle regarde sa bague.) Le fait est qu'elle est hien belle. [Elle lui met la main sur la bouche.) Tiens, emhrasse-la, tu sais, comme à Monsei- gneur, au dîner du contrat ? Tu ne dis rien?

René. Je ne dis rien, je t'écoute, je t'écoute et je t'aime. Tu es la plus gentille, la plus... Depuis que je te connais, je ne te vois pas un défaut, si léger soit-il. Tu n'en as qu'un : celui de trop m'aimer, car je doute que je te vaille. Enfin je tâcherai. Laisse-moi tenir ta main, cette main qui a écrit tant de fois mon nom sur tes carnets de danse. Ah ! que je t'ai aimée, mon amour, tout le temps

320 NOCTURNES

que je n'osais pas te le dire! Que de fois, en valsant, j'ai cru que j'allais te saisir dans mes bras, les refermer sur toi, et Remporter à tra- vers les salons dans tes rubans de bal !

Mathilde. Tu as bien fait de réagir, il n'en aurait pas fallu davantage pour qu'ensuite papa ne voulût pas de toi.

René. Et que tu étais belle quand tu dansais! Et tu Tes toujours, même quand tu ne danses pas.

Mathilde. S'il y avait seulement ici deux violons, ah! quel trois-temps au clair de lune sur cette terrasse î Tu valses bien avec moi. Nous allons à ravir ensemble.

René. Un soir je t'ai encore plus ai- mée que les autres soirs, s'il est possible, c'est dans une petite toilette de tulle mauve très clair, avec une ceinture bouton d'or, et un ruban mauve à ton cou. Ma jolie petite, que tu avais donc l'air tourterelle! Je me serais mis à genoux devant toi. Ah ! la ravissante, la délicieuse robe! Qu'elle fallait bien! Comme les plis légers tombaient gentiment, noble- ment, ainsi que des plis Louis XVI, jusqu'à tes mules de satin mauve au bord desquelles

NOCTURNES 321

luisait ton bas! Qu'en as-tu fait de la toilette mauve? Qu'est-elle devenue? J'aurais voulu, j'aurais bien voulu te revoir avec elle!

Mathilde. Je... je l'ai apportée.

René. Tu l'as apportée? Ici! Pourquoi?

Mathilde. J'avais bien remarqué qu'elle te plaisait.

René. Oh ! la fameuse et gentille idée que tu as eue là! Que je t'embrasse!

Mathilde. Prends garde. Si on nous oit...

René. Qui ça? Les bonnes étoiles ? Elles ne diront rien, elles en voient bien d'autres. Je t'embrasse pour moi. Je t'embrasse pour la robe mauve. Je t'embrasse pour l'Italie. Laisse-moi t'embrasser, ma douce. Et puis tu as la peau toute glacée. Rentrons. Il est très tard. Je ne veux pas que tu prennes froid.

Mathilde. C'est si beau. Encore une mi- nute. [Elle envoie un baiser aux étoiles.) A de- main, mes belles chéries !

René. A demain. Regarde-moi bien. Crois-tu que je t'aime? Le crois-tu?

Mathilde. J'en suis sûre. Et ce sera tou- jours ainsi?

322 NOCTURNES

René. Toujours. Longtemps.

Mathilde. N'ajoute pas longtemps. Tou- jours.

René. Toujours. Tu ne bouges pas? Ma- thilde, qu'as- tu?

Mathilde. Rien. C'est en dedans. Je fai- sais ma prière.

René. Tu m'as effrayé. Moi je rentre. Quand tu...

Mathilde. Maintenant c'est fini. Me voilà !

FIN

T AB LE

DÉDICACE. ^^

I

Sortie de bal ^

II Tourments 21

III Manger un morceau '^^

IV Jusqu'à l'aube ^^

V Premiers craquements ''^

VI Deux étages ^^^

VII L'ami de tous les instants. ^^^

VIII Les juifs ^^

324 TABLE

IX Découcher 165

X La retraite 187

XI Gardiens de la paix 205

XII En ménage . 225

XIII Temps perdu 245

XIV

La plaie 265

XV Au commissariat 285

XVI Ce qui ne dure pas 303

EMILE COLIN IMPRIMERIE DE LAGNY

IMP. rîOIZETTE. 8, RUK C'AMPAGNE-PREMI&RB, PARIS

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